En prenant pour point de départ Matricide, nom que Xavier Dolan souhaitait donner à son premier long métrage lorsqu’il avait seize ans, nous pensions écrire essentiellement sur la mère. Il n’en sera rien. Face à son œuvre, comme devant celle de Winnicott, les commentaires les plus fréquents – et les plus superficiels – convergent trop souvent vers un même constat des plus réducteurs : « Le père a été oublié ! »... Nous n’emprunterons pas ces sentiers-là. Cette conférence portera tout autant sur la mère que sur le père, omniprésent en creux. Nous essayerons de montrer combien l’œuvre cinématographique du jeune réalisateur québécois peut également être appréhendée tel un appel à cor et à cri adressé à un père qui s’éloigne, à un père qui risque de disparaître complètement et définitivement alors qu’il est encore à portée de main. Comment un fils peut-il attirer l’attention de son géniteur ? Comment peut-il se faire remarquer ? Comment peut-il se démarquer de la mère de laquelle il n’a pas été assez séparé mais, pire encore, dans le camp de laquelle il a trop rapidement été relégué ? Il s’agira pour nous de montrer la complexité du lien à un père à la fois idéalisé et évité, car redoutablement craint. Toutefois, avant de prendre en considération les liens à l’imago paternelle, abordons d’abord les représentations maternelles telles qu’elles apparaissent au commencement de l’œuvre de Xavier Dolan. Manifestement, tout en elle l’insupporte : sa manière bruyante de manger le dégoûte, de même que la nourriture logée à la commissure de ses lèvres le répugne. Et il n’a pas tort. Le spectateur est lui-même traversé par la même aversion grâce à un cadrage serré et centré sur une bouche maculée de détritus de fromage. Nous voilà alors renvoyés à notre propre adolescence et aux affreux silences brisés par la déglutition obscène de nos parents d’antan, autour de la table de la salle à manger. Mais pourquoi diable un tel vacarme ? Aurions-nous quelque chose à voir avec cette horde de primitifs qui parlent la bouche pleine et qui montrent avec autant d’indécence le contenu de leur cavité buccale, pleine et truffée de dents saillantes qui broient bruyamment des aliments méconnaissables, souillés, avant que le bol alimentaire ne s’engouffre dans l’œsophage, direction le rectum... Immonde abjection ! Cette scène inaugurale du premier long métrage de Xavier Dolan, J’ai tué ma mère, plante le décor de manière catégorique. Bien loin d’un captatio benevolentiæ, nous y voyons une offre identificatoire diachronique, puisque le jeune réalisateur apostrophe d’emblée les adolescents que nous fûmes jadis. Au cœur de cette période – pour chacun d’entre nous marquante mais relativement peu accessible du fait du refoulement secondaire –, Dolan ajoute une situation spécifique : le huis clos insupportable d’un fils seul avec sa mère. Tous deux habitent un appartement sombre, confiné, recouvert de toiles douteuses et cerné de peaux de bêtes. Bref, le royaume du kitsch et du mauvais goût. Derrière les abat-jour en tissu léopard, une tigresse sommeillerait-elle en la mère d’Hubert ? Divorcée et a priori sans amant, elle reste par conséquent entièrement disponible pour son fils unique. Une « vieille peau », en quelque sorte, qui le conduit quotidiennement au lycée en se laissant hurler dessus : « J’te “haïs” ! », lui répète-t-il sans cesse : « Tu me dégoûtes ! T’es vraiment complètement “Alzheimer” ! ». Une tête à claques d’un côté, une femme démesurément résignée de l’autre, voilà le cliché instantané qui esquisse le point de départ de l’œuvre de Xavier Dolan et celui de notre propos du jour. À partir de ses trois premiers films – J’ai tué ma mère (2009), Les amours imaginaires (2010) et Laurence anyways (2012) –, nous avons tenté de repérer les différents obstacles rencontrés par ses protagonistes dans le remaniement de leurs liens à leurs imagos parentales : au programme, l’adolescence et l’incontournable résurgence des fantasmes œdipiens – donc parricidaires et incestueux. Si le meurtre du père constitue une des pierres angulaires de la psychanalyse, le matricide a quant à lui pour particularité de renvoyer autant à des fantasmes œdipiens qu’au registre archaïque. En tenant compte de ces deux axes, en quoi consiste alors le désinvestissement de l’objet primaire au profit d’objets de substitution à l’adolescence ? Par ailleurs, lorsque le père brille par son absence dans la réalité externe, et reste peu accessible dans la réalité interne, sur quelle instance prendre appui pour mettre à distance une mère aux mille visages : premier miroir de l’être, dévouée, aimante et aimée ; mais aussi séductrice, intrusive, abusive, hyper-excitante et parfois traîtresse qui risque, tour à tour, d’envahir puis d’abandonner ? Si la relation au père est inconsistante, le lien à la mère est intenable, quelles que soient ses différentes représentations. I. La mère, la fille et l’épouse : un triptyque qui ne tient pas À travers le protagoniste de J’ai tué ma mère, Dolan tente de faire un sort à l’objet maternel, mais la ténacité et la constance avec lesquelles il s’attache lui à nuire ne font que témoigner de l’intensité de l’amour qu’il lui porte et qu’il tente à tout prix de contre-investir. Une tentative de triangulation s’opère dans Les Amours imaginaires : Marie et Francis, amis fusionnels, s’énamourent tous deux du même éphèbe : Nicolas, un jeune Narcisse qui renvoie au Chérubin des Nozze di Figaro, ou encore au Visiteur interprété par Terence Stamp dans Théorème de Pasolini : en somme, un être face aux charmes duquel n’importe qui succomberait. Dans ce deuxième film, les deux amis, inséparables, complices et solidaires, sont ainsi fascinés par le même personnage au sourire tant angélique qu’énigmatique. Ils partagent ainsi un objet commun, à défaut de se désirer l’un l’autre. Résultat : Marie ne retient pas plus l’attention de Nicolas que Francis ; car les deux acolytes paraissent constituer les deux faces d’une même pièce. Jamais Marie sans Francis ; jamais Francis sans Marie. Aussi, Nicolas ne s’adresse-t-il systématiquement qu’aux deux avant de les rejeter au même moment, à la suite d’une gifle que Marie a administré à Francis. Ce camouflet sonne le glas du trio, si tant est que trio il y eut. Car, dans le fond, rien ne parviendra à scinder la redoutable dyade. On pense ici au discours sur l’amour d’Aristophane dans Le Banquet de Platon, et plus particulièrement au mythe de l’androgyne qui met en scène des entités sphériques, impertinentes de perfection. Le plus souvent, elles sont constituées d’une partie féminine harmonieusement complémentaire d’une partie masculine. Seule l’intervention de Zeus serait parvenue à les désolidariser l’une de l’autre et à générer le désir ardent et impérieux que chaque moitié éprouve vis-à-vis de son autre moitié perdue. Or, chez Dolan, la séparation n’existe pas, du moins pas suffisamment. Ainsi, dans ces deux premiers films, un garçon et une femme célibataire sont délaissés de manière concomitante par un homme qui ne s’y retrouve plus : le père dans J’ai tué ma mère ; et le bellâtre des Amours imaginaires qui finira par s’évader huit mois en Asie. En rentrant de voyage, ce dernier tombera nez à nez sur Francis et Marie qui le repousseront avec fermeté, solidaires et impassibles. Exit l’Adonis blond ! Dom Juan est mort, vive Dom Juan ! Place à un nouveau séducteur, brun cette fois-ci, interprété par Louis Garrel. Avant même qu’un quelconque processus de désidéalisation n’ait pu s’amorcer, le cycle peut reprendre : « Remémoration [peut-être], répétition [assurément,] [mais aucune] perlaboration » [1]. Deux ans plus tard vient Laurence anyways qui pose l’énigme suivante : un homme qui continue à aimer et à désirer sa femme change progressivement de genre. Encore une fois, l’homme hétérosexuel se volatilise pour se transformer ici en femme transgenre homosexuelle : Xavier Dolan, dès 2012, sensibilise son public à l’identité de genre, et plus particulièrement à des questions transidentitaires : on peut naître homme et désirer les femmes puis vouloir devenir une femme qui, elle aussi, désire les femmes. Autrement dit, les hommes qui mettent des bas ne sont pas nécessairement homosexuels, contrairement aux présupposés erronés de la grande majorité. Ainsi, parmi les nombreux fils rouges de la trilogie de Dolan, nous signalons le « déclin » ou la « disparition » apparente – c’est-à-dire l’« Untergang » –, non pas du complexe d’Œdipe mais de l’homme hétérosexuel. « Der Untergang » implique d’abord de voler en éclats, puis de ressurgir sous une autre forme : un père qui délaisse son épouse et son fils dans J’ai tué ma mère ; un séducteur qui se désintéresse d’un garçon et d’une fille, après les avoir charmés, ou plutôt envoûtés, dans Les amours imaginaires ; puis, un mari aimant qui devient progressivement une épouse fragilisée dans Laurence anyways. Dans l’œuvre de Dolan, la question n’est donc pas « que veut la femme ? », mais « que veut le père ? ». Pourquoi fuit-il lâchement ? Pourquoi capitule-t-il aussi vite ? Comment le retrouver et surtout, comment retenir son attention ? Comment construire avec lui un lien satisfaisant ? Comment s’assurer de sa fiabilité ? Comment savoir s’il ne finira pas par se lasser de sa vie familiale et cingler vers de nouveaux horizons ? Pour survivre à cette discontinuité et trouver en l’imago paternelle un appui plutôt qu’une place laissée vacante, revenons à ce que Winnicott évoque à la fin de son œuvre : l’intournable « choc des armes » [2]. II. La confrontation entre les générations Dolan est considéré par certains critiques de cinéma comme une tête à claques ou un enfant gâté. Selon nous, il est bien davantage un carencé du paternel, ayant été abandonné par les hommes de la génération qui précède la sienne. Le cinéaste erre sur les sentiers arides de la quête d’un père non seulement aimant et narcissiquement valorisant, mais aussi d’un rival œdipien auquel se confronter. On pense ici à La confrontation entre les générations [3], seul livre de Luís Kancyper traduit en français. Le titre de l’ouvrage promet de mettre en exergue la notion de confrontation intergénérationnelle que l’auteur érige en tant qu’opérateur et condition indispensable au processus de subjectivation. Dans ce livre, il différencie trois situations : Kancyper ajoute que certains parents ne facilitent pas l’émergence de sentiments hostiles – pour différentes raisons sur lesquelles on ne s’étendra pas ici. En empêchant la genèse d’une opposition chez leurs enfants, ces adultes défavorisent du même coup la dialectique intergénérationnelle nécessaire au processus de séparation. Ce déni de la haine et de l’ambivalence renvoie aux deux types d’éducation pathogène identifiés par Freud : la sévérité excessive et le laxisme. Quoi qu’à l’opposé l’un de l’autre, le moi reste dans ces deux cas insuffisamment différencié des objets parentaux : « Le père “excessivement faible et indulgent” deviendra chez l’enfant un facteur occasionnant la formation d’un surmoi excessivement sévère, parce qu’il ne reste à cet enfant, sous l’impression de l’amour qu’il reçoit, aucune autre issue pour son agression que de la tourner vers l’intérieur » [4]. Ce surmoi féroce est récurrent chez Dolan et ses protagonistes qui en sont les fervents héritiers : toujours prompts à s’auto-punir, à travailler d’arrache-pied en craignant de ne jamais être à la hauteur, quels que soient les succès que peut renvoyer la réalité externe. Xavier Dolan, trente ans, bientôt huit films primés ; des centaines de milliers de fans de tous bords, de tous horizons, qui ne suffisent en rien à rassasier sa soif de reconnaissance. À côté de cette tendance à retourner sa propre agressivité contre soi, on observe une différenciation insuffisante entre le moi et l’objet et une problématique œdipienne qui peine à s’élaborer, sinon à l’état embryonnaire. Dans une perspective kleinienne, on pourrait soutenir que l’on reste la plupart du temps en-deçà de la position dépressive. L’objet est la plupart du temps clivé : dans J’ai tué ma mère, le bon sein est matérialisé par une enseignante de littérature qui nourrit Hubert de citations romantiques et de poésie. Elle a, elle aussi, été abandonnée par son père dix ans plus tôt et vit seule – l’actrice est Suzanne Clément. Le mauvais objet, quant à lui, est incarné par la mère de la réalité qu’Hubert décrète presqu’aussi folle que sa grand-mère maternelle : « Depuis dix ans, t’as pas de mec parce que tu es comme ta mère : t’es qu’une folle ! ». Dans Laurence anyways, la grand-mère maternelle est également suivie en psychiatrie. Chez Dolan, la folie semble se transmettre de mère en fille. Toutefois, l’objet maternel n’est pas toujours clivé et générateur d’angoisses de persécution. Après une soirée où il s’est drogué, Hubert entre nuitamment dans la chambre de sa mère. Il la réveille pour lui tenir un discours frénétique et décousu dont on ne retiendra qu’une seule information : il aime sa mère plus que tout ! Scène à deux, comme toujours ou presque ; la présence d’un tiers est rare, à l’exception des grandes fêtes où le spectateur est galvanisé par la musique qui favorise immanquablement une exaltation sensorielle hors du commun. L’érotisme des corps festoyant est au cœur de l’écran, renforcé par un travail chromatique. Un étalonnage qui fait retour sur des couleurs primaires sert de vecteur de sensations : le rouge, le bleu, le jaune, mais aussi le vert, sont au service des amours plurielles où les corps s’embrassent dans une grande pudeur. Pas de scènes sexuelles torrides chez Dolan. La crudité est presque partout et souvent massive, mais toujours maintenue hors des scènes d’amour sensuel où, une fois alités, les personnages semblent plutôt happés par l’ennui, quand ils ne sont pas en proie à des angoisses existentielles. Ainsi, les scènes à plus de deux sont quasi inexistantes, ou elles tournent court assez rapidement. En somme, c’est « toujours deux sans trois » ! III. « Toujours deux sans trois » Dans J’ai tué ma mère, Hubert est filmé attablé avec sa mère de manière inhabituelle et audacieuse : le cadre insiste sur le vide. Alors qu’ils sont tous deux autour d’une table et occupent tout l’espace, une place vacante se situe au milieu du salon. Le cadrage lui donne une importance majeure en tant qu’ouverture vers l’extérieur, just in case… Dès lors que trois personnes cohabitent dans un même espace, elles ne sont jamais filmées ensemble. Il en va de même pour la circulation de la parole. Lorsque Hubert est pris au piège par ses parents séparés mais exceptionnellement réunis pour l’envoyer en internat, le malaise est paroxystique. Il s’emporte : « Tu sors d’où ?! Tu travailles, tu réapparais et là, tu prends ton devoir de père à bras le corps et tu me gâches la vie ?! Fuck you! ». Tout se passe comme si ce qui aurait pu faire fonction d’instance tierce n’intervenait systématiquement que par intermittence et que toute perspective de changement pérenne tombait fatalement à l’eau. Autre malaise généré par les situations à trois : chez le petit-ami d’Hubert, la mère, assez immature, entretient avec son fils des liens privilégiés, de nature quasi fraternelle. Aucune confrontation intergénérationnelle n’est envisageable dans une telle configuration. Hubert reste à l’écart, mal à l’aise face à une imago maternelle de nouveau dangereuse car complaisante et particulièrement séductrice avec son propre fils. Dans Laurence anyways, la mère, interprétée par Nathalie Baye, est d’abord entièrement dévouée à son mari grabataire et paraplégique ; ce tableau sinistre est complété d’un syndrome frontal des suites d’un AVC. Au départ, la mère rejette la transidentité de son fils jusqu’à ce qu’un retournement de situation ait lieu. Totalement hors d’elle, elle fracasse un jour l’écran de télévision de son mari, tel Moïse qui brise les tables de la Loi. C’est un nouveau départ où elle délaissera son époux au bénéfice du fils : « Je n’avais pas l’impression que tu étais mon fils, mais là, j’ai l’impression que tu es ma fille ! ». Du mari, il ne sera plus jamais question. Quant à Laurence, on le voit soit en compagnie de sa mère, soit avec Fred son épouse. Soulignons au passage le recours à des prénoms épicènes dans ce film, dysphorie de genre oblige : Laurence et Fred. Par ailleurs, jamais Fred ne croisera la mère de Laurence. Tout se passe en duo, en duel, en dyade. Chaque amour devient fatalement totalitaire et étouffant. Ce n’est qu’une affaire de temps. Est-ce à dire qu’aucun remaniement identificatoire n’est en cours et que les imagos parentales restent figées ? IV. Remaniements imagoïques et identificatoires Les psychothérapies analytiques d’adolescents et la plupart des films de Xavier Dolan constituent deux lieux spécifiques d’un même projet : le désinvestissement des objets parentaux au profit d’objets de substitution, en vue d’une issue exogamique. Comment se remanient les liens aux objets parentaux à la puberté, c’est-à-dire dans un moment où l’infantile fait retour ? Dans quelle mesure le réinvestissement de cet infantile conduit-il dans certains cas à relancer, et dans d’autres à mettre à mal le processus de subjectivation ? Convoquons le « roman familial des névrosés » [5]. De la même manière que, dans ses fantasmes, l’enfant remplace ses propres parents par des géniteurs « d’un rang social plus élevé » [6], l’adolescent est souvent disposé à désinvestir ses parents réels au profit de figures identificatoires perçues comme plus nobles, à l’instar de la professeure de français dans J’ai tué ma mère, elle-même fascinée par la maturité de son élève. Au-delà de la complicité intellectuelle, ils partagent un drame commun : la dérobade du père devant ses responsabilités, mais aussi son apparente indifférence et sa capacité à survivre a priori sans aucun problème à la distanciation d’avec ses enfants. Avec lui, les interactions se sont taries ; Hubert et sa prof s’attachent l’un à l’autre, tels deux compagnons de galère. Cette dernière n’incarne-t-elle pas à plus d’un titre la bonne mère, douce, aimante et à consoler ? En ce sens, elle est aussi une partie d’Hubert… En somme, on en revient toujours au même point : chez Dolan, l’autre n’est jamais tout à fait un objet externe, mais plutôt une partie de soi, bonne ou mauvaise selon les cas, à aimer ou à haïr. Haïr avant de désinvestir ? Du point de vue économique, le désinvestissement est l’un des principaux mécanismes liés à l’opération de refoulement qui implique « un jeu complexe de désinvestissements, réinvestissements et contre-investissements » [7]. Si le mouvement exogamique implique un certain nombre d’opérations telles que le désinvestissement partiel des objets parentaux, et également leur désidéalisation, la haine reste bien entendu au cœur du processus du projet. Or, chez Dolan la haine semble « circonscrire son objet et y tenir plus que tout » [8]. Dans ce cas, la haine ne détourne-t-elle pas du désinvestissement ? En d’autres termes, comment la haine peut-elle constituer un levier de la séparation si elle entraîne un réinvestissement de l’objet avec tant de ferveur ? Freud rappelle que « la haine, en tant que relation à l’objet, est plus ancienne que l’amour » [9]. Dans une perspective préœdipienne, la haine est ainsi « renforcée par la régression de l’aimer au stade préliminaire sadique, si bien que le haïr reçoit un caractère érotique et que la continuité d’une relation d’amour trouve une garantie » [10]. Freud associe la haine au renfort de la frontière entre le moi et le monde extérieur : « L’externe, l’objet, le haï seraient, tout au début, identiques. L’objet se révèle-t-il plus tard source de plaisir, il est alors aimé, mais également incorporé au moi, si bien que, pour le moi-plaisir purifié, l’objet coïncide malgré tout à nouveau avec l’étranger et le haï » [11]. Sur ce point, Winnicott avance que « la destruction joue son rôle en fabriquant la réalité, en plaçant l’objet en dehors de soi » [12]. Si haïr la mère témoigne du besoin de s’en différencier, de s’en séparer, rien ne garantit en revanche que l’entreprise aboutira. À l’adolescence, la mise à mort symbolique de la mère est, comme le soutient Winnicott, sous-tendue par un fantasme de meurtre là où pendant l’enfance, il s’agit d’un fantasme de mort [13]. Ce qui nous conduit à revisiter la notion de matricide à la lumière des films de Dolan. V. Le matricide chez Dolan Le matricide est une entreprise nécessairement double : il implique le meurtre de la mère archaïque et celui de la mère œdipienne. À ce sujet, l’œuvre de Dolan s’ouvre sur les lèvres de la mère. Rester de marbre devant la bouche de sa génitrice lui est totalement impossible. Tout se passe comme si l’image du mauvais sein avait été retrouvée dans des fantasmes évocateurs de voracité ou de crainte de la voracité. Le gros-plan centré sur la bouche de la mère renvoie à cet égard à l’image qu’en a le bébé lorsque sa mère le tient dans ses bras. Winnicott a soutenu que le bébé se voit dans le regard de la mère mais que voit-il lorsqu’il contemple sa bouche, qui plus est en train de mastiquer ? Melanie Klein a avancé que « le sein mauvais va dévorer l’enfant avec une voracité égale à celle des désirs de celui-ci » [14]. Ces angoisses de dévoration sont contrecarrées par la relation du bébé avec le bon sein. À ces angoisses de dévoration et d’engloutissement viennent s’ajouter les angoisses de persécution propres à la position schizo-paranoïde. La position dépressive reste pour sa part à l’état d’ébauche, ce dont témoignent les tentatives de réparation transitoire d’Hubert : ranger de fond en comble l’appartement alors que sa mère est absente, telle une fée du logis. À peine la mère rentrée, les disputes ne tardent pas à reprendre de plus belle. Sur le plan œdipien, Green soutient qu’à la puberté, « la sexualité infantile, dont l’accession à l’œdipe fut le terme provisoire, vise un nouvel accomplissement de l’œdipe après que celui-ci a été dissous » [15]. La résurgence des vœux œdipiens revêt une valeur paradigmatique à l’adolescence. La mère à éliminer est aussi la mère œdipienne dans la perspective de l’œdipe dit « négatif » ou « inversé », c’est-à-dire l’obstacle pour bénéficier de l’amour du père. Mais chez Dolan, pas de triangulation qui tienne. Sur ce point, d’aucuns ont cru bon d’évoquer le concept greenien de « bi-triangulation », en opposant une imago maternelle terrifiante à une imago paternelle préservée et idéalisée, c’est-à-dire exempte de toute critique, ce qui ne va pas du tout dans notre sens, le père n’étant selon nous préservé de critique qu’en apparence. Dans ce type de relation d’objet, Green soutient que l’« on croit avoir affaire à une relation triangulaire comportant une distinction entre les deux figures parentales, la mère et le père. Mais au lieu de sentiments ambivalents, à la fois positifs et négatifs pour chacun des parents, il y a clivage entre le bon et le mauvais, le persécuteur et l’idéalisé, un parent étant totalement maléfique, l’autre totalement bénéfique. L’inefficacité du bon parent face au mauvais, sa faiblesse et son idéalisation excessives ne sont d’aucune aide pour faire face à la “mauvaiseté” omnipotente de l’autre. Tout se passe comme si la relation d’objet, reliée aux pulsions, était si cruellement emplie de destructivité que la seule manière de la contrer serait d’édifier une relation d’objet narcissique idéalisée qui se révèle nécessairement défaillante » [16]. Conclusion Quel que soit le volet de cette trilogie de Dolan, on est très loin du chiffre trois. Et comme l’a rappelé Winnicott, « 1+1 font 1 » [17]. Dans J’ai tué ma mère, c’est la mère et le fils, le père est hors-jeu et n’apparaîtra qu’une seule fois dans la violence. Dans Les amours imaginaires, c’est la relation gémellaire entre un garçon et une fille qui partagent un fantasme démesuré vis-à-vis d’un inconnu. Dans Laurence anyways, c’est le « Male to Female » et son épouse qui l’accompagne dans son parcours de transition. Dans chacun de ces trois films, l’homme hétérosexuel ne manifeste aucun intérêt particulier pour les protagonistes. Il en va de même pour les films ultérieurs. Dans Mommy, il s’agit de nouveau d’une mère et d’un fils qui ne laisse personne s’approcher d’elle. Dans Ma vie avec John F. Donovan, c’est de nouveau un couple mère/fils. La mère n’a jamais de vues sur un homme ; elle reste autrement dit une Vierge Marie à laquelle seul le fils a accès. Si la haine de la mère est crue, massive et irrépressible, relevant de la démesure du sexuel infantile venu déjouer le travail de refoulement, elle ne permet de fait aucune séparation. Elle fait de la génitrice une divinité surhumaine, toute-puissante, effrayante tant elle résiste avec ténacité à l’agressivité du fils : « Je ne peux plus vivre avec toi… Tu m’égorges la vie ! Je veux juste m’enfuir ; m’enfuir dans un désert ; creuser un trou dans la dune, sans air, sans eau, sans rien ; mais au moins, je serai débarrassé de toi ! », prétend Hubert. Mais alors, comment se fait-il que l’adolescent n’aille pas vivre chez son petit-ami, qui le lui a proposé à plusieurs reprises. Hubert préfère rester sous le toit d’un objet parental haï duquel il ne parvient pourtant pas à s’éloigner : ingrat envers celle qui l’a élevé et paradoxalement incapable de s’en affranchir ; partagé entre une soif de liberté et un incompréhensible besoin de retour vers celle qu’il dit exécrer. Haïr la mère va de pair avec l’impossibilité de la quitter. Le prix : une lutte effrénée contre l’angoisse, la menace dépressive voire l’effondrement mélancolique. C’est le fils, sa mère et personne d’autre. Tout se passe comme si la guerre « du trois » ne pouvait pas avoir lieu. Au terme de ce bref parcours de la trilogie de Dolan, nous pourrions soutenir que nous sommes restés en-deçà du chiffre deux : l’autre est davantage un alter ego qu’un objet différencié de manière nette. Ses frontières sont confondues avec celles du moi. Quant à celui qui devrait faire office de tiers, il est systématiquement absent, démissionnaire, insaisissable, désinvesti de ses fonctions familiales. Son désir est tourné ailleurs, loin des protagonistes, loin de la dyade. En somme, le tiers n’est pas advenu et le réalisateur tente contre vents et marées d’être reconnu, investi, aimé par une entité qui viendrait le séparer de sa mère. Nous avons à notre disposition une filmographie constituée d’une prodigieuse série de variations autour d’un même thème, christique par excellence. Dans L’Évangile selon Saint-Matthieu, il est rapporté que « Vers la neuvième heure, Jésus s’écria d’une voix forte : “Eli, Eli, lama sabachthani?” c’est-à-dire : “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?” » [18]. Voilà les ultimes paroles du Christ, adressées au Père, avant de rendre l’âme. Voilà aussi le point de départ de l’œuvre de Xavier Dolan qui, comme tant d’autres filles et de garçons de sa génération, cherche désespérément un père qui l’aime et l’investisse, et qui vienne le délivrer d’un lien démesurément érotisé à la mère : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? Qu’as-tu été chercher loin de moi et de ma mère, ton épouse ? On ne te suffisait pas, on ne t’intéressait pas ? As-tu trouvé mieux que nous ? ». En somme, « Papa, pourquoi nous as-tu abandonnés, maman et moi ? ». Bibliographie André J. & Bernateau I. (2014). Argument. Les territoires de la haine. Paris, PUF. Freud S. (1909). « Le roman familial des névrosés », OCF.P, t. VIII, dir. J. Laplanche. Paris, PUF, 1ère édition, 2007, p. 251-256. Freud S. (1914). « Remémoration, répétition et perlaboration », OCF.P, t. XII, dir. J. Laplanche. Paris, PUF, 1ère édition, 2005, p. 185-196. Freud S. (1915). « Pulsions et destins de pulsions », Métapsychologie, OCF.P, t. XIII, dir. J. Laplanche. Paris, PUF, 1ère édition, 1988, p. 163-187. Freud S. (1930). Le malaise dans la culture. OCF.P, t. XVIII, dir. J. Laplanche. Paris, PUF, 2e édition, 2002, p. 318 – Note de bas de page. Green A. (1976). « Le concept de limite », La folie privée. Paris, Gallimard, 1990, p. 121-163. Green A. (1992). « L’adolescent dans l’adulte », Journal de la psychanalyse de l’enfant, 11, p. 213-243. Kancyper L. (2003). La confrontation entre les générations. Étude psychanalytique, texte révisé et préfacé par N. Rabain. Paris, L’Harmattan, 2018. Klein M. (1952). « Quelques conclusions théoriques au sujet de la vie émotionnelle des bébés », Développements de la psychanalyse. Paris, PUF, 1966, p. 187-222. Laplanche J. & Pontalis J.-B. (1967). Vocabulaire de la psychanalyse. Paris, PUF, 11ème édition, 1992, 518 p. Winnicott D. W. (1958). « La position dépressive dans le développement affectif normal », De la Pédiatrie à la Psychanalyse. Paris, Payot, 1969. Winnicott D. W. (1971). Jeu et Réalité. Paris, Gallimard, 1975 :
Filmographie J’ai tué ma mère, film canadien de Xavier Dolan, 2009. Les amours imaginaires, film canadien de Xavier Dolan, 2010. Laurence anyways, film franco-canadien de Xavier Dolan, 2012. Tom à la ferme, film franco-canadien de Xavier Dolan, 2013. Mommy, film canadien de Xavier Dolan, 2014. Juste la fin du monde, film franco-canadien de Xavier Dolan, 2016. Ma vie avec John F. Donovan, film canadien de Xavier Dolan, 2018.
– « L’utilisation de l’objet et le mode de relation à l’objet au travers des identifications », p. 120-131.
– « Concepts actuels du développement de l’adolescent – Leurs conséquences quant à l’éducation », p. 190-207.
NOTAS
[1] Freud S. (1914). « Remémoration, répétition et perlaboration », OCF.P, t. XII, dir. J. Laplanche. Paris, PUF, 1ère édition, 2005, p. 185-196.
[2] Winnicott D. W. (1971). « Concepts actuels du développement de l’adolescent – Leurs conséquences quant à l’éducation », Jeu et réalité. Paris, Gallimard, 1975 : p. 200.
[3] Kancyper L. (2003). La confrontation entre les générations. Étude psychanalytique. Paris, L’Harmattan, 2018.
[4] Freud S. (1930). Le malaise dans la culture. OCF.P, t. XVIII, dir. J. Laplanche. Paris, PUF, 2e édition, 2002, p. 318 – Note de bas de page.
[5] Freud S. (1909). « Le roman familial des névrosés », OCF.P, t. VIII, dir. J. Laplanche. Paris, PUF, 1ère édition, 2007, p. 251-256.
[6] Ibid., p. 254.
[7] Laplanche J. & Pontalis J.-B. (1967). Vocabulaire de la psychanalyse, p. 396.
[8] André J. & Bernateau I. (2014). « Argument », Les territoires de la haine. Paris, PUF.
[9] Freud S. (1915). « Pulsions et destins de pulsions », Métapsychologie, OCF.P, t. XIII, dir. J. Laplanche. Paris, PUF, 1ère édition, 1988, p. 186.
[10] Id.
[11] Ibid., p. 183.
[12] Winnicott D. W. (1971). « L’utilisation de l’objet et le mode de relation à l’objet au travers des identifications », Jeu et Réalité. Paris, Gallimard, 1975, p. 126.
[13] Winnicott D. W. (1971). « Concepts actuels du développement de l’adolescent : leurs conséquences quant à l’éducation », Jeu et Réalité, op. cit., p. 190-207.
[14] Klein M. (1952). « Quelques conclusions théoriques au sujet de la vie émotionnelle des bébés », Développements de la psychanalyse, trad. W. Baranger. Paris, PUF, 1966, p. 190.
[15] Green A. (1992). « L’adolescent dans l’adulte », Journal de la psychanalyse de l’enfant, 11, p. 232.
[16] Green A. (1976). « Le concept de limite », La folie privée. Paris, Gallimard, 1990, p. 159.
[17] Winnicott D. W. (1958). « La position dépressive dans le développement affectif normal », De la Pédiatrie à la Psychanalyse. Paris, Payot, 1969.
[18] L’Évangile selon Saint Matthieu (70-90).