Ce titre pour parler d’un film documentaire fictionné, à savoir Dunkerque de Christopher Nolan, grande fresque historique de l’opération Dynamo ; l’évacuation jusqu’aux côtes anglaises de 330.000 Alliés en mai 40. Fiction car les personnages sont des comédiens qui remplacent les soldats réels, et pourtant, le film relate des faits historiques qui ont existé. En tant que spectatrice, j’ai éprouvé un certain malaise que j’essaierai de déployer. Un malaise que j’ai ressenti en prenant conscience de la volonté de manipuler le spectateur par la musique, les plans insistants sur les blessés, les morts, tout est là pour effrayer. Einstein [1] pose la question : « Y a-t-il un moyen de délivrer l’humanité de la menace de la guerre ? » Son hypothèse serait que la force d’une institution dominant les nations pourrait réguler les haines chez les hommes et surtout l’appétit de puissance de certains pour qui la guerre est l’occasion de retirer des avantages et d’élargir le champ de leur pouvoir personnel. Freud répond : La société des nations susceptible de représenter une prévention contre la guerre demeure impuissante sinon sur le plan des idées. Freud construit sa théorie de la pulsion de mort : « La pulsion de mort devient pulsion de destruction… ». L’être vivant préserve pour ainsi dire sa propre vie en détruisant celle d’autrui. Il avance que tout ce qui promeut le développement culturel œuvre du même coup contre la guerre. Freud conclut sa réponse à Einstein en lui disant qu’il espère que ses propos ne l’auront pas trop déçu. C’est vrai que ceux-ci ne sont pas très optimistes… Pourquoi le film de guerre ? Pour satisfaire notre pulsion scopique, notre voyeurisme, l’œil non plus comme source de vision mais comme source de libido. L’image qui brille attire l’œil comme un point d’où part la lumière, l’objet agalma est cause de désir pour celui qui est pris à son piège. Alors, pourquoi ce malaise ? Piégée par les images magnifiques sur la plage où attendent ces centaines de milliers d’hommes et où très vite les bombes de l’ennemi les déciment. Le son est fracassant, déchirant. Les balles fusent, il y a du suspens. Un travelling avant vers des soldats courant de dos puis qui s’écroulent sur les pavés. Un seul reste debout, la caméra recadre sur lui, il escalade un mur pour se cacher, les balles se rapprochent, son fusil est enrayé, nous débouchons avec lui en haut de la colline. Pour voir cette immense plage et le graphisme magnifique des troupes réparties par garnisons pour embarquer sur les bateaux qui ne viennent pas. Ce type de film peut avoir un caractère pédagogique en montrant l’horreur de la guerre, en montrant les erreurs faites par les états-majors des armées compensées par le soutien, la solidarité des civils. Et pourtant, à la sortie de la projection, j’étais en colère. En colère d’avoir regardé bien installée dans mon fauteuil avec les autres spectateurs devant un très grand écran, y être au cœur de ce carnage et d’en retirer du plaisir. Alors, pourquoi ? Est-ce que le réalisateur en tant que passeur de cet évènement bien réel qui m’a fait dire que son film était une insulte à ces héros morts sans musique de Zimmer ni suspens, mais dans la terreur et la souffrance ? C’est son désir que j’interroge ici. L’image montre, elle ne suggère pas, à moins qu’il y ait une image manquante. Dans le film Dunkerque , c’est tout simplement de jouir d’un spectacle horrible qui a eu lieu ! Un spectacle qui utilise la technique de la frayeur (ralenti, musique, trucage) qui pousse à détourner le regard parce que les artifices hémoglobinés, explosions, blessures, éventrations provoquent le haut-le-cœur prévu. Si la victime sert de prétexte à une surenchère de l’insoutenable, cela force la question de la morale bien que le film de guerre cadre le récit en en sachant les causes et les conséquences. Citation de Marc Olivier Padis « l’image représente toujours quelque chose qui n’est pas là, elle ne peut faire oublier le vide qu’en se niant elle-même. C’est en cela que consiste le mensonge du simulacre ; il se fait passer pour évident, présent, réalisé ». Mais comment montrer la souffrance sans céder à la complaisance spectaculaire pour le mal ? La confrontation des cinéastes à la question de la violence montre une capacité justement à ne pas réduire l’image aux mauvaises images, l’image peut aider à sortir de l’impossibilité de représenter la souffrance parce qu’elle reste le lieu de l’incarnation de Belzec [2] de Guillaume Moscovitz. Dunkerque n’est pas Apocalypse Now, film marqué du sceau du gigantisme et de la folie. En effet, il n’y a pas lieu de comparer mais les images quasi hypnotiques font effet de vérité. Dans Dunkerque, il y a du faux, du mensonge, en effet, du mensonge par omission car la réalisation omet le sacrifice de dizaines de milliers de soldats français pour tenir le front aux allemands et les 1800 soldats des forces royales indiennes dépêchés tout droit de Bombay pour venir en aide aux troupes Britanniques. Dunkerque n’est pas un film de propagande, c’est un film d’information distrayant. Ses images sont violentes aussi car notre puissance est limitée à regarder mais pas à agir ; nous sommes témoins, impuissants puisque c’est une histoire passée. Dans cette position passive, je me suis sentie complice. La représentation de la violence au cinéma est un sujet souvent débattu. Carole Desbarat, directrice des études à la Fémis, dit la question de la représentation de la violence au cinéma est surtout intéressante si on ne la considère pas avec a priori. En effet, comme le cinéma est un art, il n’existe pas d’impératif universel qui permette de séparer de manière catégorique le bon grain de l’ivraie, ce qu’il faut montrer de ce qu’il faut s’interdire de rendre visible, une violence acceptable d’une qui ne le serait pas. D’un cinéaste à l’autre, d’un film à l’autre, la frontière fluctue et d’une époque à une autre, nous savons tous que le seuil de tolérance de ce que nous pouvons accepter de voir et d’entendre au cinéma varie ne serait-ce que pour nous même tout au long de notre vie. Est-ce à dire que l’on doive s’interdire de porter un jugement sur ces questions ? Certainement pas, et ce d’autant plus que la représentation de la violence est omniprésente et qu’elle touche tous les genres au cinéma de la fiction au documentaire. Il est au contraire passionnant de s’interroger sur la façon dont la violence a été mise en scène par un réalisateur. Pour revenir au film, je dirai que je ne le trouve pas éthique ou moral car il ne filme pas au nom des plus vulnérables pour sauver leur dignité. Il filme pour le spectacle brutal et violent, dont le but est de nous effrayer. C’est l’art de manipuler subtilement le spectateur, piégé parce que c’est vrai. Ce n’est pas du cinéma ! L’image nous porte et nous contient par le désir que nous avons d’y entrer, dit Serge Tisseron, mais en même temps, elle nous invite à en parler et donc à nous séparer d’elle. L’image sous forme de dessin, de peinture, de photographie puis de cinéma, nous a toujours accompagné. Toute l’image crée l’illusion de contenir en réalité quelque chose de ce qu’elle représente. J’ai beau savoir que la photo d’une amie n’est qu’un bout de papier si quelqu’un l’abîme, je ne peux m’empêcher de penser que c’est une offense faite à cette amie, on est dans cette position de croire que l’image contient en effet quelque chose de ce qu’elle représente. L’offense ressentie est liée à la réalité de ces soldats jeunes, vivants, combattants, courageux, héroïques doublés par des figurants qui une fois le plan terminé, vont se relever, laver leur faux sang et aller boire un coup entre eux (le vrai effacé par le faux). Et puis, comme dit Jean Louis Comolli, la surenchère, l’influence a remplacé « l’école du moins » ; quand il y a encore à voir qui fait l’honneur des Hawks, Fuller, etc… La partie pour le tout donne le sens de la responsabilité, le respect de la place du spectateur et de son travail ; la question est de distinguer dans les productions celles qui s’adressent aux pulsions destructrices et celles qui se chargent de libérer le spectateur d’une telle pression. Tisseron, à partir d’une recherche sur la manière dont les enfants gèrent les effets des images violentes sur eux, dit « les enfants à qui on montre des images violentes ont beaucoup plus de gestes et de mimiques cohérents avec le discours, ce qui montre que les images violentes ne déstructurent pas la capacité de pensée mais mettent en jeu des processus d’assimilation qui passent par la sensori-motricité ». Les parents et éducateurs doivent permettre aux enfants de renouer avec les émotions qu’ils ont vécues en jouant, en les représentant soit pas le dessin, soit en parlant. Par ailleurs, Tisseron dit dans son étude sur l’influence des images télévisuelles que les images violentes poussent les spectateurs à renoncer à des conduites modératrices ou pacificatrices que leur éducation leur a fait adopter. Les enfants ne sont pas plus violents mais inhibent des conduites d’entraide et de coopération dans les relations sociales bien que certains jeux fassent appel à l’entraide et à la solidarité, d’autres non. Et puis chacun peut choisir de jouer sur un mode agressif ou sur un mode coopératif. Guillaume Moscovitz, quant à lui, avec à son film Belzec, nous propose de ne pas être surchargé de jouissance, mais actifs dans un savoir qu’il nous transmet. Dunkerque montre et montre encore les morts, les blessés, les bombes. Nolan a les moyens pour dire cette erreur politique voulue ou non par Churchill. Il montre aussi la solidarité des citoyens qui un par un viennent avec leurs petits bateaux chercher et repêcher les soldats noyés, épuisés, traumatisés. Il y a la violence produite par des images qui privent le spectateur de son sens critique, de sa faculté de les mettre en perspective d’une réflexion raisonnée, au profit d’une fascination par l’image visant et provoquant un assujettissement du spectateur. Les scènes plus intimes fictionnées dans des lieux singuliers entre les civils et les militaires sont parfois peu crédibles comme ce jeune homme anglais qui meurt après avoir fait une chute dans son bateau. À ce titre, Nolan nous transmet l’inhumanité de la destruction aveugle opposée à l’humanité du soin et du sauvetage au un par un par les civils. Pour en finir sur cette réflexion maintenant, une des raisons de mon malaise en tant que spectatrice serait que l’écran (une distance entre l’écran et le spectateur) n’a plus fait écran. L’écran est l’interface qui reflète une réalité objective en une vision subjective. Les images mentent puisqu’elles sont fausses. Regarder à distance à l’abri d’un écran, la violence qui nous habite permet sans doute d’éviter qu’elle s’empare de nous. Pour enrayer cet effet pervers, il y a la parole, parole entre nous et à la sortie de la salle où je n’étais plus censée subir. Le voir ensemble est important. Le public est le social. Mes petits fils adolescents ont apprécié différemment ce film et m’ont apporté un esprit critique et un écart. Je pense que la place du spectateur doit être respectée et non paralysée comme je l’ai dit par la réception d’un programme impératif qui ne provoque que de la peur. La parole accompagnée par l’image construit une responsabilité. L’image peut faire parole et écriture comme dans le film Belzec. La violence est bête, la guerre est bien évidemment bête, la représentation de celle-ci est bête car elle ne joue pas. La fascination pour la mort, est dans Dunkerque évidente quoique contrebalancée par le sauvetage vers la vie. Pour finir, je vous propose une autre histoire à comparer avec Dunkerque. Il s’agit ici d’une réflexion de Jean-Luc Dardenne qui parle de son cinéma et de celui de son frère comme un lieu à l’image du livre de l’écrivaine Elena Rjevskaïa. Carnets d’interprète de guerre de l’état-major de l’armée rouge ; Armée Rouge qu’elle a accompagnée sur le front à Moscou et Berlin durant l’hiver 1941, 1942. À l’automne, elle écrit : « peu avant notre départ de Stendal (petite ville à l’ouest de Berlin) je me retrouvai dans un jardin public. Sur les sentiers envahis par l’herbe, un couple amoureux passait, un ruisseau et un petit pont qui l’enjambait, etc… ». La narratrice fixe les frémissements légers de l’eau, elle s’évade, elle sort d’elle-même de sa vie du centre de la guerre. J-L Dardenne y associe ce regard à celui du spectateur de l’art cinématographique, les images de mort de cruauté ne permettent pas au spectateur de s’évader. Nous essayons, dit-il, de trouver la mauvaise place pour la caméra, pour le spectateur, celle pour laquelle quelque chose manque, reste cachée, échappe, résiste à la prise de son regard. J’ajoute que c’est exactement ça que je n’ai pas vu dans Dunkerque. Voici les mots de Luc Dardenne. Voilà pourquoi ce malaise dans l’impression d’avoir partagé la haine et la violence des Bourreaux. Les films les plus violents de Hawks, Kubrik, Tarantino, etc… représentent souvent la violence de la mort dans une force, un regard qui la sublime, la stylise, la spéctacularise, la met à distance par le jeu, le cadre, par l’ironie ou encore par l’attention à la souffrance humaine. Samuel Füller disait qu’il ne faudrait pas montrer des films de guerre dans une salle de cinéma à moins de tirer des coups de fusil (à blanc) sur les spectateurs. Ça y est, c’est fait grâce aux innovations technologiques dans les salles de cinéma Pathé équipées en technologie 4DX, dossiers vibrants, sièges qui bougent dans tous les sens à chaque choc montré à l’écran, souffleur pour les bourrasques de vent, brumatiseurs pour lancer l’eau de la pluie ou des embruns etc. Gadget pour spectateurs en mal d’émotion et de frissons. Le cinéma n’appartenant malheureusement plus qu’à l’art mais également à l’industrie de la production, toujours dans un contexte de plus en plus concurrentiel, cherche à éblouir et à émouvoir davantage les spectateurs grâce à des mises en scènes possibles par une réalisation scientifique. La fiction n’est plus qu’un divertissement. Le spectateur prend-il suffisamment de recul et de la distance pour s’extraire du réel ? Quelles nouvelles conséquences aura-t-il sur la conscience et le comportement de l’homme de demain ?
NOTAS
[1] FREUD, S. « Pourquoi la guerre ? », 1933.
[2] Guillaume Moscovitz, Belzec, sorti en DVD en 2005