Prolégomènes Je souhaiterais débuter mon intervention par de courts prolégomènes qui donneront un socle à mon propos autant que pour l’inscrire dans cette thématique de la lutte, d’une lutte où la problématique de l’image est fortement engagée. Plusieurs guerres des images se livrent dans l’actuel. Je suppose que la première qui vient à l’esprit aujourd’hui est celle que mène Daesh. Cette guerre des images utilise des procédés proches – largement inspirés - des procédés Hollywoodiens. On peut considérer, en suivant Marie José Mondzain, que le style de cette guerre des images – son mode opératoire - est marqué par un moment inaugural : celui du onze septembre 2001, avec Al-Qaïda. Analyser, comme le fait Marie José Mondzain, que ces actes réels - d’une violence extrême - se soutiennent et puisent leur force de frappe du pouvoir des images inspirées de procédés hollywoodiens nous porte à considérer que cette guerre des images-là n’est pas sans lien avec une autre guerre des images, plus ancienne, mais qui a toujours lieu. C’est à dire quelque chose qui a pleinement à voir avec ce que Debord épinglait dans La société du spectacle – dès 1967 – où il était tout à fait visionnaire. À savoir une politique du spectaculaire qui vise à captiver les regards et les subjectivités, à couper le souffle, à sidérer, bref à rendre le spectateur captif. La guerre des images dont je parle – je ne pourrais pas ici revenir sur son archéologie – a débuté dès les années 20, en prenant acte du pouvoir des images : les images frappent plus vite et plus fort que les mots, elles ont le pouvoir de faire croire, d’emporter l’adhésion. Il s’agit de la guerre qui se livre entre l’imagerie de masse, l’imagerie largement dominante devenue littéralement omniprésente – dont l’imagerie publicitaire me semble paradigmatique – et l’image qui est beaucoup plus minoritaire : l’image d’art. La première tend avant tout à faire vendre, à faire désirer consommer, à convaincre et à faire croire – elle est habitée de part en part par ce que Lacan a nommé le discours du capitalisme –, elle produit des effets de désubjectivation ; la seconde appelle la formation d’un regard, elle laisse sa liberté au spectateur et peut contribuer à produire des effets de subjectivation. J’effectue là une partition schématique, qu’il faudrait bien sûr complexifier, par exemple en parlant du cinéma des flibustiers dont fait état Scorsese dans son histoire du cinéma. En tout cas, le cinéma est loin d’être exempt de cette conflictualité : il est très majoritairement une industrie. Et c’est donc ici davantage du cinéma artistique ou du moins de celui qui relève de ce que l’on a appelé en France la politique des auteurs, dont je souhaiterais parler. Un cinéma engagé qui participe de cette guerre des images en plaçant le regard, la subjectivité - celle du spectateur comme celle de l’auteur -, la créativité, la recherche, l’émancipation – in fine l’éthique – au cœur de sa fabrication. Un cinéma qui – comme le soutient Rancière – laisse sa liberté au spectateur. Notons que cette guerre - qui a pour objet les subjectivités - a quelque chose d’éminemment paradoxale qui la rend d’autant plus opératoire : elle habite massivement les visibilités et pourtant demeure bien souvent invisible – en tant que conflit. Introduction À la suite de ces prolégomènes, pour introduire plus directement mon propos et faire lien avec le colloque qui a eu lieu l’été 2017 à Cerisy, qui s’intitulait « psychanalyse et cinéma : du visible et du dicible », il me semble intéressant de revenir sur un constat, opéré par Chantal Clouard et qui – me semble-t-il – s’est largement confirmé lors du colloque en question. Chantal Clouard (qui était avec Myriam Lebovici, coorganisatrice) constate que l’on commence peut-être à voir émerger ces derniers temps de nouveaux regards sur la rencontre entre cinéma et psychanalyse. Pour autant jusque-là on peut identifier selon elle trois tendances récurrentes : Une seconde tendance qui se fonde essentiellement sur la narrativité et qui s’inscrit – le plus souvent - du côté de la psychanalyse appliquée. Enfin une troisième tendance qui met en parallèle la séance analytique et la séance de cinéma. Il me semble que l’on peut ranger – peu ou prou – cette dernière tendance dans la première puisque l’analogie y est fortement engagée. Ce qui m’intéressait – à l’origine - dans l’analyse filmique c’est ce que peut nous apprendre - nous donner à voir et à sentir – une œuvre filmique que l’on ne pourrait appréhender autrement. Cette démarche m’a porté à forger une méthode et une approche épistémologique qui précisément m’obligeait à sortir de ces registres parce qu’ils me semblaient entraver la puissance de la rencontre entre ces deux champs de connaissance de l’homme. Ces deux champs de connaissance de l’homme qui ont permis de le regarder et de l’écouter, de le réfléchir tel que l’on ne pouvait le faire avant ces deux découvertes synchroniques. C’est ce que Walter Benjamin a soutenu très tôt (1936). Problématique Dans l’analyse filmique, comment cinéma et psychanalyse peuvent-ils se rencontrer au mieux de leurs puissances respectives ? Comment le théoricien, psychanalyste ou se référant à la psychanalyse, peut-il opérer une rencontre avec l’œuvre filmique permettant des avancées théoriques ? Je rejoins Mireille Berton lorsqu’elle écrit, dans son article qui demeure récent : « le couple cinéma-psychanalyse, ainsi que son corollaire film-rêve, continuent, de nos jours, d’être appréhendés en termes d’isomorphisme et subordination du premier au second. » [1] Dans cette lignée j’identifie dans le cadre de l’analyse filmique deux écueils propres à entraver la rencontre : un rapport de surplomb, de domination sur le cinéma et celui que l’on peut apparenter à l’illusion gémellaire, sur lesquels je vais tenter d’être bref. Psychanalyse appliquée et surplomb La logique de la psychanalyse dite appliquée peut signifier et induire la mainmise d’un savoir constitué sur un objet passif qui n’aurait, dès lors, aucun effet en retour, aucun effet de surprise. Au mieux de son émanation on éclaire le concept, ce qui peut parfois être heuristique. Dans la pire de ces émanations la psychanalyse appliquée produit un effet de placage abstrait, un rapport de domination, de potentielle confusion entre le concept et la chose ainsi qu’une assignation de l’objet à la passivité : le psychanalyste sait et c’est avec ce savoir qu’il va dévoiler l’invisible du récit. On rate alors – il me semble l’essentiel : ce que l’œuvre touche de l’indicible, touche du réel, touche de nouveau, d’inattendu et d’inexploré. Excès d’approche analogique et illusion gémellaire L’autre écueil peut être celui de l’analogie excessive que l’on pourrait apparenter à l’illusion gémellaire. Un certain nombre de recherches, sur le cinéma et la psychanalyse, ont travaillé – comme on sait - les contiguïtés que l’on peut identifier entre ces deux champs. Il y est question d’affinités électives de vocabulaire comme de processus : projection, séance, écran, identification, représentation ; la salle de cinéma où se projettent des rêves que l’on analyse et qui serait comparable au processus analytique, etc. Toutes ces démarches ne sont évidemment pas à dénigrer in toto, plus particulièrement lorsqu’elles travaillent du côté de l’analogie tout en reconnaissant les limites propres à celle-ci. Mais dans le cadre de l’analyse de film, ce parallélisme me semble assez peu fructueux. C’est notamment en cela – je crois - que l’on peut donner raison à Freud : « Ma principale objection [quant au cinéma] reste qu’il ne me paraît pas possible de faire de nos abstractions une représentation plastique qui se respecte un tant soit peu. » [2] Si « nos abstractions » équivaut ou renvoie à l’inconscient, il apparaît effectivement que le cinéma, pas plus qu’un autre art, ne saurait — stricto sensu — représenter l’inconscient. Il y a et il y aura, très probablement, toujours quelque chose d’irreprésentable dans l’inconscient. La proximité que l’on peut établir entre l’art cinématographique et les processus primaires ne lui donne pour autant pas le pouvoir de figurer l’inconscient. Pour autant cela ne signifie pas que le cinéma n’est pas en mesure de saisir et de donner à voir et à sentir quelque chose des conflits inconscients d’une manière qui lui est absolument intrinsèque. Dans cette lignée le parallélisme le plus établi est celui du rêve qui vaut aussi pour la rêverie diurne où l’on « se fait son cinéma », analyser un film comme on analyserait un rêve c’est – il me semble - confondre une production de l’inconscient avec la production d’une œuvre de création, et de chercheur, qui est – pour une part significative – consciente. Cela n’exclut pas, bien entendu, que les processus de condensation et de déplacement soient essentiels dans une œuvre filmique. Les deux impasses classiques de la rencontre ? En somme, les deux points de butée que nous venons de nommer ne renvoient-ils pas à ce qui est susceptible d’empêcher la puissance de toute rencontre ? Un excès d’écart qui ne reconnaît pas la puissance intrinsèque du cinéma, l’écriture filmique et la manière dont celle-ci peut interroger, mettre en question, surprendre, voire modifier et enrichir le regard analytique. Il me semble ainsi plus porteur de considérer - selon le mot de Freud dans la Gradiva — les œuvres cinématographiques comme des « alliées » et de les suivre pour s’y laisser surprendre. Freud a ainsi parlé maintes fois du travail artistique comme « devançant » celui du scientifique et comme étant ainsi, non pas un objet de prédilection, mais un précieux « allié » de la psychanalyse. « Les écrivains sont de précieux alliés et il faut placer bien haut leur témoignage car ils connaissent d’ordinaire une foule de choses entre le ciel et la terre dont notre sagesse d’école n’a pas encore la moindre idée. Ils nous devancent de beaucoup, nous autres hommes ordinaires, notamment en matière de psychologie, parce qu’ils puisent là à des sources que nous n’avons pas encore explorées pour la science ». [3] Il se joue donc, comme dans tout enjeu de rencontre il me semble, la problématique éthique du juste écart, de la juste distance, qui suppose de reconnaître – suffisamment – l’altérité et les points de jonction des deux entités. Cela me porte à considérer deux points de rencontre dans lesquels l’altérité est néanmoins engagée. Un premier que l’on pourrait nommer préhistorique et un second qui est davantage structural. Aux racines de ces deux inventions était le réel des corps On peut considérer qu’au commencement, voire à la préhistoire, de ces deux champs d’appréhension de l’homme était le réel des corps : Ces deux découvertes sont nées de s’être intéressées aux mystères des corps dont l’élucidation échappait aux sciences de l’époque. Ce qui échappait à la saisie par le symbolique comme par l’imaginaire. L’un va travailler à déchiffrer ce réel du côté du symbolique l’autre du côté de l’imaginaire et tous deux naissent de cette confrontation au réel, à un impossible, un irreprésentable, un a-sensé : pas de métapsychologie sans clinique, pas de cinéma sans corps réel. À la même époque où Freud assiste aux célèbres mises en scène des corps orchestrées par Charcot, Muybridge et Marey vont s’attacher à percer ce mystère familier des mouvements du corps. Tous deux seront rendus célèbres par leurs travaux de décomposition des mouvements du corps des hommes comme des animaux qui vont permettre aux chercheurs de l’époque de réaliser que l’on ne pouvait identifier clairement les mouvements des corps avant cet éclaircissement que va offrir l’image-mouvement. [4] Il y a d’emblée deux regards posés sur l’homme, sur le corps des hommes, qui vont tenter d’en percer quelque chose par des points de vue qui sont d’une certaine manière opposés. L’un dès sa préhistoire, le cinéma, va tenter de percer quelque chose du mouvement des corps par la création d’un appareillage qui va éclairer le visible tel que l’on ne pouvait le voir auparavant. L’autre, la psychanalyse, va fonder sa découverte en explorant l’inintelligibilité de certains mouvements du corps, ceux de l’hystérique, en les éclaircissant par les enjeux invisibles qui les déterminent. [5] les cinéastes comme chercheur Reconnaître que les cinéastes et les œuvres filmiques peuvent permettre de saisir des choses que l’on ne pourrait saisir sans eux me semble être un préalable. Les cinéastes sont des chercheurs, dont certains plus spécifiquement sur la chose psychique en tentant — essentiellement — d’en saisir quelque chose par la création d’un espace phénoménologique qui donne à voir et à sentir les élans et conflictualités humaines. Bon nombre d’entre ces cinéastes — qui retiennent notre attention plus particulièrement — se considèrent comme des chercheurs sur les rapports humains et la chose psychique : Bergman, Buñuel, Losey, Pasolini, von Stroheim, Brisseau, Mankiewicz, etc. pour n’en citer que quelques-uns qui ont pu se définir, eux-mêmes, en ce sens. Ainsi von Stroheim construira son œuvre dans les conflits humains : « J’ai l’intention de tailler mes films dans l’étoffe rugueuse des conflits humains ». [6] Mankiewicz, qui fit des études de psychologie, construisit la quasi-intégralité de son œuvre sur des problématiques psychologiques qui articulent pouvoir et narcissisme. [7] D’autres s’attaquèrent au continent demeuré noir. Brisseau lorsqu’il réalise Les anges exterminateurs (2006), tient à filmer des femmes dans des scènes érotiques, sans jeu, allant véritablement jusqu’à l’orgasme. Hors et dans le film (mise en abyme) Brisseau explique cette poursuite contre vents et marées (scandales et procès) : ce qui l’anime par-dessus tout c’est pouvoir saisir, capter, comprendre quelque chose de l’orgasme féminin en l’épinglant grâce à l’image-mouvement. Malgré le scandale que cela va générer, les procès que l’on va lui intenter, la grande difficulté à pouvoir produire son film, il va poursuivre. La pulsion épistémophilique semble faire préséance sur les interdits et s’allie à la pulsion scopique. [8] Pasolini, pour la réalisation d’Œdipe roi (1967), s’est nourri du savoir psychanalytique afin de le « re-projeter » dans un mode sensible. « J’ai appliqué les notions psychanalytiques telles que je les ai senties et c’est ainsi que j’ai re-projeté la psychanalyse sur le mythe ». [9] Buñuel, de son côté, semble répondre et compléter la citation de Freud extraite de la Gradiva, que nous citions tout à l’heure, autant que pointer quelques singularités propres au septième art et au pouvoir émotionnel de l’image : « Le cinéma est le meilleur instrument pour exprimer le monde des songes, des émotions, de l’instinct, et paraît avoir été inventé pour exprimer la vie du subconscient dont les racines pénètrent si profondément dans la poésie ». [10] Ainsi pour Luis Buñuel, le cinéma est inventé pour exprimer — et non représenter — les mouvements de l’inconscient, dont les « racines », les « sources » mystérieuses pour la « science » qu’évoquait Freud, sont en lien direct avec la « poésie », ou peut-être, ce que nous appellerons plus loin le poïétique. Toujours dans la Gradiva Freud écrit : « Notre manière de procéder consiste dans l’observation consciente, chez les autres, des processus psychiques qui s’écartent de la norme afin de pouvoir en deviner et en énoncer les lois. L’écrivain, lui, procède autrement ; c’est dans sa propre âme, qu’il dirige son attention sur l’inconscient, qu’il guette ses possibilités de développement et leur accorde une expression artistique, au lieu de les réprimer par une critique consciente. […] Mais il n’a pas besoin de formuler ces lois, il n’a même pas besoin de les reconnaître clairement ; parce que son intelligence les tolère, elles se trouvent incarnées dans ses créations. » [11] Bergman à son tour pourrait rentrer en résonance avec Freud, tout en laissant entendre, lui aussi, une spécificité cinématographique. « Il alla de soi que le cinématographe devînt mon moyen d’expression. Je me faisais comprendre dans une langue qui ne passait pas par le langage qui me manquait, par la musique que je ne dominais pas, par la peinture qui me laissait froid. J’avais soudain une possibilité de correspondre avec le monde autour de moi dans une langue qui se parle directement d’âme à âme dans des tournures qui, presque voluptueusement, se soustraient au contrôle de l’intellect. Ainsi, (…) pendant vingt ans, sans me lasser, avec une sorte de fureur, j’ai transmis des rêves, des sensations, des fantasmes, des crises de folie, des névroses, des stases de la foi et de purs mensonges ». [12] Picasso pourrait à son tour compléter : « L’art est un mensonge qui nous permet de dévoiler la vérité. » Autrement dit l’art ne dévoile pars le réel par la représentation, elle fictionnalise, tord le réel pour en dévoiler quelque chose. La fiction c’est une élaboration créatrice. C’est un travail de l’esprit, de l’imagination créatrice, à partir de données, de matériaux de vie utilisés et transformés pour la construction d’une œuvre. [13] Il ne s’agirait donc pas davantage de renter dans un pseudo-mysticisme, une forme de ”fondamentalisme de l’art” : les grands auteurs ne sont pas des mages en phase avec le divin. Ils ont, a contrario, une grande capacité d’élaboration, et de mise en forme. L’Imaginaire créatif Cette émergence d’une forme — qui est en adéquation avec le fond — a trait au poïétique c’est-à-dire à l’imaginaire créatif. [14] Si certains cinéastes tentent de percer les mystères du psychisme c’est par le donner à voir et à sentir, en passant par ce que Cornélius Castoriadis nomme l’imagination radicale, créatrice, qui est propre à faire émerger le poïétique. Le terme de poïétique renvoie à une dimension intrinsèquement créatrice (poïese) de production, de surgissement, d’intuition. J’entends ainsi par poïétique une action qui débouche sur une création nouvelle, en ayant recours à l’imaginaire créatif. Ce que Castoriadis nomme imaginaire créatif ou radical est la « la faculté originaire de poser ou de se donner, sous le mode de la représentation, une chose et une relation qui ne sont pas (qui ne sont pas données dans la perception ou ne l’ont jamais été) […]. L’imaginaire dont je parle n’est pas image de. Il est création incessante et essentiellement indéterminée de figures/formes/images, à partir desquelles seulement il peut être question de ”quelque chose” » [15], d’une émergence. L’imaginaire créatif conjugue les processus primaires, passant par la condensation et le déplacement, avec les combinatoires en créant des agencements nouveaux, voire des surgissements. Il n’est pas l’apanage de l’artiste, mais il est sa principale source. Et l’on peut d’ailleurs, à ce propos, légitimement considérer que Freud pèche par excès de modestie lorsqu’il semble cantonner le travail du chercheur psychanalyste, et ce faisant le sien, à « une sagesse d’école ». Ainsi lorsqu’il écrit cette phrase, qui ramasse une dimension essentielle de tout ce que nous venons d’effleurer : « Il y a en effet un chemin qui permet le retour de l’imagination à la réalité et c’est l’art » [16] , il en sait quelque chose. Freud convoque de nombreuses et éclectiques métaphores dans son œuvre. « Loin d’être un simple décorum formel, la puissance de création métaphorique dans le texte freudien est proportionnelle à la puissance de pensée : elle en est même quasiment le symptôme. » [17]. Ce n’est pas là un grand secret : tout grand penseur est artiste, et tout grand artiste est un penseur d’envergure. Nietzche pour qui l’aphorisme, la métaphore, étaient un mode presque constant d’expression est parmi ceux qui s’approchaient le plus d’une synthèse entre le penseur et l’artiste. Ici, donc, — au sein des processus de création — les frontières se brouillent et les parallèles se croisent. Bien sûr le travail du poïétique est éminemment à l’œuvre dans le processus analytique et notamment dans les moments d’interprétation performative. Et si dans le travail de théorisation la raison tient souvent le haut du pavé — par nécessité d’ordonnancement et d’intelligibilité —seul le poïétique permet de véritables avancées, des sauts qualitatifs. Deux démarches de chercheurs, donc, qui dans leurs œuvres passent, l’un davantage par la raison, par le donner à comprendre, par la conceptualisation et la théorisation ; l’autre par l’imaginaire créatif, par le donner à voir et à sentir. Le théoricien créait des concepts, l’artiste, pour reprendre une terminologie deleuzienne, des percepts. [18] Après ces points de jonction dans leurs différences, il apparaît fondamental de reconnaître une altérité irréductible, constitutive de la puissance cinématographique. Là est l’enjeu éthique : reconnaître ce que peut le cinéma implique la reconnaissance d’une écriture, qui lui est propre. l’écriture intrinsèquement cinématographique ou l’écriture filmique Nous avons tendance dans l’analyse filmique, nous spécialistes de la parole, à trop exclusivement nous attacher aux mots et au récit au détriment des images et du langage cinématographique. Si dans le processus de création il faut reconnaître, généralement, trois temps d’écriture : le scénario (incluant les story-board), le filmage (ou tournage) et le montage, c’est bien sûr l’entité finalisée, l’œuvre cinématographique, qui doit être l’objet de l’analyse. Je réduis, ici, les constituants de ce langage en leur substantifique moelle et ne prétends pas – loin s’en faut – à un travail exhaustif sur ce point et dans ce cadre. Il s’agit d’identifier ce qui apparaît essentiel pour l’analyse filmique. Les principaux constituants : Cette écriture filmique s’appuie donc sur l’image-mouvement, l’image-temps le cadrage fixe ou en mouvement (panoramique et travelling) en des plans qui peuvent être serrés ou larges ou encore des plans-séquence, le montage, l’ellipse, le traitement du son et de la lumière, le hors champs. On pourrait d’ailleurs légitimement estimer que le traitement du son tient une part tellement essentielle qu’il serait probablement plus juste de parler, en de nombreuses occurrences, d’image-mouvement-son. À suivre Deleuze le premier constituant fondamental de l’art cinématographique est l’image-mouvement, c’est-à-dire une image qui donne à voir et à sentir les mouvements, les enchaînements sensori-moteurs, ou les enchaînements d’attitudes et de postures : tout ce qui se déroule sous les yeux s’inscrit dans un enchaînement causal. L’image-temps, relèverait quant à elle du temps à l’état pur : se déploie une durée qui ne parait pas s’articuler sur les événements, sans mouvement ou alors un mouvement qui est telle une errance. Ce sont des phénomènes à l’écran dont on peut avoir le sentiment qu’ils ne servent à rien, qui ne rentrent pas d’emblée dans une causalité directe, dans la logique dramatique manifeste, ils sont significatifs dans l’après-coup. Il faut considérer que la condensation prend une part essentielle dans ce langage et que chacun de ces éléments sus-cités, qu’on les appelle modes d’expression, grammaire cinématographique ou outils intrinsèques prend un usage, au sein d’une œuvre, nécessairement significatif. Que chaque intention soit nécessaire et non contingente en art, y compris celle que l’on rend au hasard, apparaît comme évident, ainsi en est-il pour le cinéma. Il va de soi, par exemple, que l’on ne va pas rencontrer une peinture ou une sculpture de tel ou tel maître en se disant que tel ou tel élément de l’œuvre est contingent. Ceci est tout aussi valable pour une œuvre cinématographique : on peut considérer chaque plan, chaque cadrage, chaque composition spatiale, l’usage du hors-champ, chaque ellipse, chaque montage, le traitement du son et de la lumière, etc. comme étant significatifs et en rapport, en logos [19], les uns avec les autres. C’est ainsi non seulement la condensation, qui renvoie à la métaphore, mais également le déplacement, renvoyant à la métonymie, qui sont à considérer comme ”hyperactifs” [20] dans l’art cinématographique. À savoir que chaque plan est potentiellement sursignificatif et puissamment polysémique autant que renvoyant à d’autres choses, à d’autres ”signifiants” au sein de l’œuvre, en opérant ainsi des déplacements qui peuvent même se déployer tels des rhizomes. [21] Le signifiant imaginaire ou non phonématique Le travail de Christian Metz sur ce qu’il appela Le Signifiant imaginaire [22], tendait à montrer la spécificité de cette ”unité langagière visible” dans l’art cinématographique. Le P’tit bal perdu, court-métrage de Philippe Découflé, en fait un très bel usage : en jouant poétiquement, du lien entre le signifiant et le signifiant imaginaire. [23] La matérialité du signifiant étant diverse il n’est pas que phonématique, il peut aussi bien passer par une image, une image-mouvement, une image-temps, un son, un objet, une couleur, ou encore l’expression d’un visage. [24] J’aurais ainsi tendance à préférer cette dernière expression de « signifiant non phonématique » [25] car elle ne restreint pas sa portée à l’image, elle y inclut le son dont nous mentionnions l’importance capitale. Comme on sait, le sens ne se déploie pleinement que dans le rapport qu’un signifiant prend avec d’autres signifiants et ceci est tout aussi valable pour le signifiant non phonématique. Ce qui nous porte vers Le montage L’effet Koulechov, du nom du cinéaste et théoricien russe, révèle parfaitement cela par le montage : le même plan serré du visage de l’acteur Mosjoukine, inexpressif, est précédé soit d’un plan de bol de soupe, soit d’un cadavre dans un cercueil, soit d’une femme allongée lascivement, formant ainsi trois courtes séquences différentes. Le spectateur traduit l’expression de Mosjoukine, tour à tour en fonction de la séquence, par un sentiment de faim, de tristesse et enfin de désir sexuel. De son côté Godard nous dit « ce n’est pas une image juste, c’est juste une image ». Une image n’est jamais seule. L’essentiel est dans le rapport entre images. Une image-mouvement ne déploie sa justesse que lorsqu’elle se met en rapport avec les autres images du film et finalement ne prend sa pleine valeur que comme partie d’un tout, en tant que la partie révèle quelque chose du tout, de l’entité que constitue le film, voire de l’œuvre de l’auteur en son entier. Un plan n’est parfois susceptible de s’éclairer pleinement, non seulement dans son rapport à toutes les autres images-mouvements du film, mais parfois davantage encore, que lorsque l’on connaît l’intégralité de l’œuvre de l’auteur ; montage du film, construction de l’œuvre. Le cadrage Lorsque Dreyer filme Renée Falconetti, dans La Passion de Jeanne d’Arc (1927), et la cadre en un plan serré (ou gros plan) parmi les plus beaux et les plus célèbres de l’histoire du cinéma, ce qu’il nous donne à voir et à sentir, l’être humain ne l’avait jamais vu. Le cadrage nous permet de regarder le visage de Renée Falconetti, dans une proximité et dans une distance qui déploie un « approfondissement de l’aperception. » [26] Ce n’est pas la perception de son visage dont il s’agit — « Le but de l’art, avec les moyens du matériau, c’est d’arracher le percept aux perceptions d’objet » [27] — mais être dans ce visage sans s’y fondre. Etre dans ce visage comme on serait dans « un bloc de sensations composé de percepts et d’affects ». On y voit et on y ressent une charge condensée et ineffable. « L’œuvre d’art, est un bloc de sensations, c’est-à-dire un composé de percepts et d’affects. Les percepts ne sont plus des perceptions, ils sont indépendants d’un état de ceux qui les éprouvent. » [28] ; car « L’œuvre d’art est un être de sensation, et rien d’autre : elle existe en soi. » [29] Je voudrais témoigner, très brièvement, de cette puissance de l’art cinématographique à partir d’une mise en parallèle avec l’une de mes pratiques cliniques. À la Maison Verte, lieu dans lequel on accueille des enfants entre 0 et 4 ans, la dimension phénoménologique est constamment à l’œuvre, au cœur de notre pratique qui engage la psychanalyse. Pour autant ce que peut donner à voir et à sentir un film comme Récréation, ou comme Être et avoir, [30] sur les mouvements des corps de ces enfants, la manière dont leurs enjeux psychiques produisent et traversent ces mouvements de corps, jamais nous ne pourrions l’éprouver, l’accueillir, le voir et le sentir avec une telle acuité ; dans une telle présence de ces corps qui ne convoque pas nos propres corps dans une interaction, mais comme pouvant laisser toute la place à l’affect et aux sensations autant qu’à la pensée. Autant qu’à la pensée en tant, également, que ces images nous pouvons les voir et les revoir, comme autant de matière réflexive, comme autant de percepts, convocable à loisir pour les penser. Conclusion : La rencontre des regards Dans un passage significatif de son célèbre texte « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », le chap. XIII, Walter Benjamin a reconnu, très tôt, le bouleversement opéré par ces deux découvertes, chacune dans leur singularité. Benjamin y écrit que ces deux découvertes synchroniques ont révolutionné le regard de l’homme, le regard que l’être humain pouvait porter sur lui-même et ses semblables. Les deux vont donner à regarder et à entendre le réel tel qu’il ne pouvait être vu, et entendu, auparavant. À la gémellité, comme au surplomb, préférons la métaphore des jumelles : la psychanalyse comme le cinéma font voir, non au sens de l’œil, mais du regard [31] , de la modification des regards. Filons la métaphore : ils font même voir de manière exacerbée ce qui bien souvent ne pouvait être vu. Ce qui signe l’œuvre d’art c’est cette singularité affirmée, cette brèche qu’elle ouvre à la fois en ce qu’elle est unique, à nulle autre pareille, s’inscrivant dans un univers propre à l’auteur, à son regard, et possédant, en elle-même, son propre univers, tout en touchant à l’universel en ce qu’elle cerne un effet du réel, voire qu’elle le touche ou le perce en un point et sous une forme qu’aucune autre forme n’aurait pu toucher. L’art cinématographique tend à cerner des points d’ineffable par l’écriture cinématographique. Des points d’ineffable : ce que les mots ne sauraient dire ; ou qu’ils diraient différemment. Sur un plan phénoménal se déroulent, via l’image-mouvement, l’image-temps, l’agencement des signifiants non phonématiques, des rencontres, des accidents, des états de changement, du désir en mouvement qui se donnent à voir et à ressentir dans une temporalité - scandée par l’ellipse - et une spatialité au sein desquelles la condensation, le déplacement, le point de vue prennent une part essentielle. [32] La rencontre visée entre le chercheur psychanalyste et l’œuvre cinématographique, c’est la façon dont cette œuvre va cerner un même point d’impossible, un effet de réel, par ses outils intrinsèques de recherche et d’expression artistique, et peut-être plus encore, bien que plus rarement, ce que l’œuvre a cerné que la psychanalyse n’avait pu saisir ou n’aurait pu saisir autrement que par le langage cinématographique émanant du regard de l’auteur de cette œuvre. « Si vous cherchez ce qui, en réalité, est plus réel que la réalité elle-même, regardez du côté de la fiction cinématographique ». [33] « Il est bien clair, par conséquent que la nature qui parle à la caméra n’est pas la même que celle qui parle aux yeux. Elle est autre surtout parce que, à l’espace où domine la conscience de l’homme, elle substitue un espace où règne l’inconscient. S’il est banal d’observer, sommairement, la démarche d’un homme, on ne sait rien assurément de son attitude dans la fraction de seconde où il allonge son pas. Nous connaissons en gros le geste que nous faisons pour saisir un briquet ou une cuiller, mais nous ignorons à peu près tout du jeu qui se déroule réellement entre la main et le métal, à plus forte raison des changements qu’introduit dans ces gestes la fluctuation de nos diverses humeurs. C’est dans ce domaine que pénètre la caméra, avec ses moyens auxiliaires, ses plongées et ses remontées, ses coupures et ses isolements, ses ralentissements et ses accélérations du mouvement, ses grandissements, et ses réductions. Pour la première fois, elle nous ouvre l’accès à l’inconscient visuel, comme la psychanalyse nous ouvre l’accès à l’inconscient pulsionnel. » [34] Si l’on ne peut pas réduire l’inconscient Freudien à « l’inconscient pulsionnel » et que la formule d’« inconscient visuel » nous semble psychanalytico-morphique, ce que l’on retient dans le parallélisme de Benjamin c’est d’avoir vu, très tôt, que psychanalyse et cinéma ouvraient des champs de regard et d’écoute de ce qui ne pouvait être vu et entendu jusqu’à lors. Et que ces champs pouvaient être puissamment complémentaires. Partant, j’aime beaucoup cette idée que lier de manière complémentaire cinéma et psychanalyse c’est ouvrir une double focale. Deux focales qui lorsqu’elles se rencontrent tendent à articuler l’invisible au visible. L’invisible des enjeux inconscients au visible qu’ouvre l’image-mouvement et l’écriture filmique. La psychanalyse attrape par l’invisible ce qui est inexplicable dans le visible, le cinéma rend visible et sensible ce qui ne pourrait l’être sans lui. L’éthique, autant que la fécondité de la rencontre, se soutient d’une reconnaissance des puissances respectives de ces deux champs de connaissance de l’homme qui placent la subjectivité au cœur de la pratique analytique comme de la création artistique. In fine, la rencontre subjective : L’invisible que le cinéma peut rendre visible ne devient intelligible que par la rencontre des regards. Regard du cinéaste, qui donne à voir et à sentir par l’écriture filmique. Regard du spectateur, acteur, actif, chercheur, qui se dévoile en rencontrant le regard de l’auteur. [35] L’effet de rencontre engage donc nécessairement la subjectivité du spectateur comme celle du chercheur, qui dit regard dit subjectivité. Serge Daney disait qu’« un film ça nous regarde au moins autant qu’on le regarde ». Ces films qui nous meuvent, ne nous regardent pas comme identiques, leur regard ne renvoie pas du même qui fige et rend statique. S’il y a rencontre profonde, bouleversante, c’est que ces films nous altèrent, ils nous meuvent. Ils regardent notre altérité, étrangère à nous-mêmes.
Une première tendance qui est essentiellement fondée sur une approche analogique.
Un excès de proximité, dans lequel le régime confusionnel tend à dissoudre la singularité, et donc la puissance, de chacun de ces champs.
Rencontrer un film est potentiellement subjectivant. Les films que nous rencontrons nous regardent, nous réfléchissent et nous altèrent.
NOTAS
[1] « Freud et l’intuition cinégraphique » : psychanalyse, cinéma et épistémologie » in CiNéMAS, vol. 14, n° 2-3, 2008, p. 56.
[2] Freud, S., Abraham, K., « Lettre du 9 juin 1925 », dans Correspondance Freud-Abraham, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1969.
[3] Freud, S., Les délires et les rêves dans la Gradiva de Jensen, 1907, Paris, Gallimard, 1990, p. 141. C’est moi qui souligne.
[4] Tous deux décomposeront la marche, le saut, la course d’hommes ou de femmes pour percer des mouvements que l’on ne pouvait distinguer auparavant. Muybridge confirmera, grâce à son dispositif, les hypothèses de Marey qui affirmait que les jambes d’un cheval, au cours des phases du galop, ne quittent ensemble le sol qu’une seule fois, ce qui était contesté par les scientifiques de l’époque jusqu’à cette décomposition par l’image-mouvement.
[5] Dans la lignée de ce point d’origine, il semble intéressant de pointer une dimension qui peut apparaître relativement anecdotique, et qui – peut-être – ne l’est pas tant que cela. Que la découverte analytique parte de l’incompréhensible corps de l’hystérique a, dans cette mise en parallèle, quelque chose de cocasse. L’hystérie constitue le mode de fonctionnement psychique qui va comme un gant à la fonction de comédien. Depuis le rapport de l’hystérique à l’image du corps, et partant : à la mise en scène du corps, jusqu’à – plus fondamentalement - ce désir du désir de l’autre qui fonde son rapport à l’autre et à lui-même, l’hystérique est – pour ainsi dire – comédien de ”nature”. Nombre de sujets hystériques trouveront dans l’art cinématographique de fiction matière à être une matière de créativité visant à élucider le réel.
[6] Dadoun, R., Cinéma, psychanalyse et politique, Paris, Séguier, 2000, p. 53.
[7] Mérigeau, P., Mankiewicz, Paris, Denoël, 1993.
[8] Je n’évoque ici que l’auteur, et exclusivement l’auteur, donc les œuvres et leur poursuite. Je ne saurais être juge, ici en tant que chercheur sur les œuvres filmiques, de l’homme.
[9] Cité par R. Dadoun, op. cit., p. 47. C’est moi qui souligne.
[10] Kyrou, A., Luis Buñuel, Paris, Seghers, 1962.
[11] Op. cit. p. 243-244. C’est moi qui souligne.
[12] Ingmar Bergman, Laterna magica, Paris, Folio, 2001, pp. 12-13.
[13] Il y aurait également un parallèle à faire et à approfondir, entre la fiction cinématographique et le travail de fictionnalisation inévitable et nécessaire à l’écriture de cas. Il me semble que nous apportons des éléments à cette question, bien qu’indirectement.
[14] Cette appellation vise également à différencier ce registre de l’imaginaire de celui dans lequel on a pu le cantonner. À savoir l’imaginaire réduit à l’illusion et au leurre. Notons cependant, ici brièvement, que réduire – comme on l’entend encore assez fréquemment – l’imaginaire au registre de l’illusion est pour le moins réducteur et particulièrement problématique tant sur le plan de l’appréhension de l’humain, de la psyché, que de ce qui en résulte sur un plan éthique et politique. Tout d’abord cela relève d’une restriction de la richesse langagière, et donc de la pensée, car si l’imaginaire et l’illusion sont la même chose alors autant rayer l’un des deux termes de la langue, et ce faisant – comme l’ont montré Orwell et Klemperer – réduire la pensée et avec la complexité du réel et de l’humain. Mais plus fondamentalement encore bien que corrélativement, rabattre l’imaginaire au seul registre de l’illusion implique d’amputer l’homme de sa créativité qui sans l’imagination ne saurait même se déployer. C’est donc l’amputer aussi de sa capacité de penser qu’autre chose est possible. L’amputer donc de sa possibilité d’innover, de créer, d’imaginer un autre rapport à lui-même et aux autres, un autre rapport au vivre ensemble, bref c’est réduire l’homme à un être purement hétéronome. Dans cette thématique du colloque, « Mémoires et luttes », notons que cette restriction sémantique, n’est pas sans résonances aiguës avec l’usage massifiant qui est fait aujourd’hui du terme d’utopie, qui ne serait qu’une douce illusion sans possibilité de réalisation. Cette exclusive restriction, qui comme pour le terme d’imaginaire ne renvoie qu’à une dimension possible du terme, relève très exactement de la logique de la novlangue. Pour mémoire, et pour mémoire de luttes, rappelons l’évidence : si personne n’avait jamais pensé des utopies, imaginer d’autres domaines du possible, alors tout serait resté immuable. Nous serions, par exemple, encore en train de débattre - comme en l’an mille - de savoir si les femmes ont une âme…
[15] L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, pp. 7-8.
[16] Freud, S., (1916-17). Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1974, p. 354.
[17] Assoun, P. L., « Traité de l’œuvre psychanalytique » in Dictionnaires des œuvres psychanalytiques, Paris, PUF, 2009, p. 81. Le travail effectué par Paul-Laurent Assoun sur les métaphores freudiennes est, à ce sujet, édifiant, p. 81 à 109.
[18] In Qu’est-ce que la philosophie, op. cit. p. 154 à 188.
[19] Rappelons que le logos ne renvoie pas seulement à la parole, à la raison voire à la science, mais également au rapport, à la mise en rapport.
[20] Notons qu’en cette époque où les séries deviennent de plus en plus créatives, au moins depuis Lynch avec Twin peacks (1990), et que leur puissance d’expressivité réside pour grande partie dans la durée, le cinéma conserve la primeur de cette forme d’”hybris” de la condensation. Si la condensation est bien évidemment fortement à l’œuvre dans ce mode d’expression filmique, elle ne l’est – me semble-t-il – jamais dans la même mesure et la puissance qualitative que dans les grandes œuvres cinématographiques.
[21] Deleuze, G., Guattari, F., Mille Plateaux, Paris, Editions de Minuit, 1980.
[22] Metz, C., Le Signifiant imaginaire, Paris, Christian Bourgois, 1979.
[23] On peut voir ce court métrage de 3mn30 https://www.youtube.com/watch?v=kIOaIGJPmbk, Lien vérifié le 2 mai 2018.
[24] Les toutes premières expressions du signifiant non phonématique ne prennent-elles d’ailleurs pas corps dans le premier miroir de l’être ? Le visage de la mère ?
[25] À ma connaissance la première à avoir fait usage de cette expression est Julia Kristeva dans La révolution du langage poétique (1974).
[26] Benjamin, W., « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », 1939, in œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 303.
[27] Deleuze, G., Guattari, F., Qu’est-ce que la philosophie, op. cit., p. 158.
[28] Ibid., p. 154.
[29] Ibid., p. 155.
[30] Respectivement de Claire Simon (1993) et de Nicolas Philibert (2002).
[31] Rappelons, selon la formule connue de Lacan, « la schize de l’œil et du regard », soit l’impossibilité de réduire le regard à la vision. Lacan, J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 65.
[32] J’évoque, dans cette longue phrase, un point que je laisse à l’éventualité d’une recherche future. Il y a, très probablement, des questions qui se prêtent davantage à des effets de rencontre entre cinéma et psychanalyse. Celles qui touchent au corps, à l’image, à l’image du corps, au narcissisme et à ce dont les fictions cinématographiques sont pétries : des rencontres, des accidents - bons ou mauvais - des états de changements…
[33] Slavoj Žižek dans son film documentaire Le guide pervers du cinéma (2006).
[34] Benjamin, W., op. cit., pp. 305-306.
[35] Sur ce « spectateur » actif, chercheur, penseur et émancipé de La société du spectacle de Debord voir : Marie José Mondzain, Homo Spectator, Bayard, Paris, 2007. Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, La Fabrique, Paris, 2008.