« La mort est au plus intime de tout vivant » Freud Introduction Notre recherche nommée « Mélancolie et Deuil » traite des enjeux liés à la représentation du deuil de soi au cinéma. En effet, des films d’une grande esthétique traitent de l’apocalypse et sont à l’origine d’enjeux philosophiques contemporains. Que veulent montrer ces réalisateurs qui se penchent sur la douloureuse question de la fin, de la mort, de l’irréversibilité du temps ? Pourquoi tous contrebalancent-ils les points d’horreur contenus dans cette impasse mortifère par des images d’une beauté touchant au sublime ? Est-ce à dire que la mort, de l’un, de tous, ne se représente pas ? Ou plutôt, plus profondément, est-ce à dire que la mort annoncée ne peut s’appréhender ? Freud dit bien que « La mort propre est irreprésentable […] dans l’inconscient, chacun de nous est convaincu de son immortalité ». [1] Pourtant, Lars Von Trier et Xavier Dolan démasquent d’une certaine façon ce « réel » de la mort annoncée ou du temps compté, notamment à travers Melancholia (2011) et Juste La Fin Du Monde (2016). Melancholia est le nom d’une affection psychique singulière mais vient dire ici la question de la finitude de toute l’humanité tandis que Juste La Fin Du Monde est l’histoire singulière d’un homme affecté du SIDA (maladie particulièrement incurable à l’époque et au pronostic vital très engagé), histoire singulière vécue à la manière et sous le titre d’une catastrophe collective. « On aimerait que le monde entier meurt avec nous». [2] Melancholia et Juste La Fin Du Monde représentent ou mettent en scène un processus de deuil de soi, collectif pour le premier, individuel pour le second, et posent la question de savoir comment représenter un processus impossible, faire le deuil de soi-même, au cinéma. Le titre « Mélancolie & Deuil », se réfère à toute la complexité du texte freudien Deuil et Mélancolie [3]. Sur le plan inconscient, il y a une étroite relation, entre deuil, terme qui désigne une profonde douleur ou souffrance du fait de la perte de quelque chose ou de quelqu’un, et mélancolie qui qualifie une entité psychopathologique. Cependant, nous pouvons nous questionner sur pourquoi dans Melancholia, alors que la fin du monde semble « collective », elle n’est finalement qu’individuelle, tandis que dans Juste La Fin Du Monde, c’est la logique inverse qui opère. L’analyse des choix filmiques et de la position de la caméra rend compte de ce travail de représentation de l’irreprésentable. Nous essaierons donc de clarifier le terme d’«irreprésentable», le fait de ne pouvoir être représenté, de ne pouvoir avoir de représentant. Nous soutiendrons que représenter l’irreprésentable engage à définir l’« irreprésentable » alors même qu’il y a une impossibilité théorique à « représenter l’irreprésentable » du fait du concept même. Nous mettrons en tension des procédés de narration et des procédés filmiques utilisés dans Melancholia et dans Juste La Fin Du Monde pour représenter et exprimer une réflexion philosophique sur un point d’irreprésentable ou d’indicible relatif à la disparition proche et annoncée de soi-même : soi seul ou la planète comme vécus similaires de « fin du monde » (Analogie contenue dans le titre de Dolan/Lagarce). Comment d’un réalisateur à l’autre, la question est-elle traitée et sur quels éléments met-elle alors l’accent ? Louis, dans Juste La Fin Du Monde ne peut pas dire, il repart sans avoir dit parce qu’on ne peut dire sa propre mort, faire le deuil de soi même. Peut-être était il venu demander à sa famille « un enterrement » de lui même ? Cela s’avère impossible. Claire dans Melancholia ne peut accepter la fin du monde : est-ce parce qu’alors il n’y aura plus personne pour leur donner une sépulture ? Cette hypothèse repose sur le fait que Lacan dit que le symbolique est né au moment où les hommes se sont mis à enterrer leurs morts. Cette remarque donne toute la valeur symbolique et imaginaire nécessaire, à travers le rituel de l’enterrement, pour supporter le réel de la mort. Mais faire le deuil de soi supposerait de fantasmer son propre enterrement, sorte de scène primitive (un des fantasmes freudiens fondamental est la Scène Primitive, celle de notre propre conception à laquelle, par définition, nous n’avons pas pu assister). Si ce fantasme est nécessaire, est il possible si c’est « la fin du monde » ? Le fantasme c’est ce qui sert à supporter la réalité, donc quand sa construction est impossible, le psychisme devient fou. Dans Le Fils de Saul de Laszlo Nemes (2015), un homme, du fond du Réel pur des fours crématoires et des chambres à gaz d’Auschwitz-Birkenau, n’a de cesse de vouloir enterrer son « fils » au risque de faire exterminer tout le bloc. Antigone qui veut donner une sépulture à son frère, en meurt, emmurée vivant ; elle est, pour Lacan, dans Le Séminaire sur l’Ethique de la psychanalyse [4], le « désir pur », dans l’ « entre-deux-morts », cette mort dans laquelle la vie s’infiltre. Toutes ces remarques soulignent la nécessité de ce rituel et de la sépulture dans leur double dimension imaginaire et symbolique permettant de contrer le Réel, sinon, insupportable et impossible à penser ou à (se) représenter. Nous présenterons dans une première partie notre corpus filmique, puis nous tenterons de voir ce qui, de chaque film relève de 5 étapes, celles-là mêmes du deuil [5] : le déni, la colère, la négociation, la dépression et, enfin, l’acceptation. Une dernière partie sera consacrée à la question de l’irreprésentable. 1. Notre corpus filmique La mort est grande 1.1. Juste La Fin Du Monde 1.1.1. L’intime et la famille Juste La Fin Du Monde est un film de Xavier Dolan (2016) adapté d’une pièce de théâtre éponyme de Jean-Luc Lagarce (1990). A l’âge de 38 ans, Lagarce meurt du Sida en 1995. Il avait découvert sa séropositivité en 1986 mais ne s’en était jamais revendiqué à l’inverse de quelques uns de ses contemporains comme Bernard-Marie Koltès ou Hervé Guibert. Il laisse une œuvre considérable. (Voir Annexes). Ses textes, comme ses films sont traversés de l’accent douloureux de son siècle (guerres, SIDA), donc d’inquiétude voire parfois d’une nostalgie infinie qui court après le temps. Dolan conserve fidèlement la dimension existentielle et poétique du texte de Lagarce tourné comme une pièce de théâtre, presqu’à huis-clos. Un huis-clos à 5 personnages, « un dimanche, évidemment », une tragédie immobile où le spectateur attend, avec un sentiment que rien ne se passe. Pourtant, l’auteur et le réalisateur semblent animés de la même volonté d’approcher la vérité d’un certain réel de la mort, ici annoncée. Louis, le héros, double de Lagarce et d’une certaine façon de Dolan lui-même, semble être revenu pour puiser de quoi pouvoir mourir. Tout au long de l’œuvre il semble pénétré d’une angoisse, celle de devoir faire une sorte de bilan : se « réconcilier » avec les siens, se souvenir de ses amours passées, revoir la maison de son enfance, se noyer dans les récits incessants de sa mère et de sa sœur, se rappeler le père mort, faire le point (intérieur) sur la maladie etc. Le fait de mettre le projecteur sur la mémoire plutôt que sur des projections d’avenir (personne n’est dupe de ses projets de retour ou de celui de recevoir chez lui Antoine et Suzanne), assorti du thème du « retour » après 12 ans d’absence, résonnent comme une préparation à la mort. En ce sens, cette écriture et ce film (indissociables) relèvent d’une sorte de mélancolie à partir de laquelle prend sens notre question : qu’en est-il d’un travail de la mort, d’un travail de deuil à faire de soi-même dans une confrontation avec une maladie de l’amour mortelle et stigmatisante de l’ordre de la tragédie contemporaine ? Dolan se sert, comme Lagarce, de la répétition et du bégaiement du langage pour accentuer la dimension tragique de ce qui se déroule sous notre regard. Que ce soit à travers les silences de Louis, les questions incessantes de Suzanne, le bégaiement de Catherine, les hurlements d’Antoine et surtout la logorrhée de la Mère (Martine), la parole se défait, se recompose, se délite, se réorganise, devient sourde, innententable, folle, inutile, nécessaire, douce, témoignant ainsi que la technique de la redite n’est pas une simple répétition mais bien plutôt l’annonce d’un court-circuit, l’introduction de la mort dans la vie, le prologue de la fin, le tout accentué par les temps employés, passé/présent pour dire une seule et même chose. C’est bien de cette infiltration de la mort dans la vie dont il est question : Louis s’est contaminé lors d’une scène amoureuse, et son amoureux est aujourd’hui disparu. Figure supplémentaire d’un deuil à faire comme redoublant ou annonçant l’inéluctable deuil de lui-même pour Louis. En général pulsion de vie et pulsion de mort n’oeuvrent pas dans une telle complicité. Juste La Fin Du Monde est une histoire intime, une histoire de désir dans laquelle s’inscrit un être vulnérable et fragile, fragile comme un oiseau, beau et attentionné. Louis est d’ailleurs si attentionné qu’alors même qu’il est venu pour dire, il se taira et son cri restera suspendu : « Ce que je pense, et c’est cela que je voulais dire, c’est que je devrais pousser un grand et beau cri, un long et joyeux cri qui résonnerait dans toute la vallée, que c’est ce bonheur là que je devrais m’offrir, hurler une bonne fois, mais je ne le fais pas, je ne l’ai pas fait [ …]. Ce sont des oublis comme celui-là que je regretterai », seront les derniers mots de Louis. Car en réalité, Louis se tait, au mieux, il murmure, au cœur d’un récit qui paralyse le dialogue. Le silence de Louis s’étend, enveloppe, il se fait écrasant, il envahit le champ du langage, en vient à déborder et provoque la fureur d’Antoine. Parler de la mort est une chose, parler de « sa » mort est impossible. Foucault disait, en évoquant le VIH, « les individus ont été amenés à porter attention à eux-mêmes, à se déchiffrer, à se reconnaître et à s’avouer comme sujets de désir, faisant jouer entre eux-mêmes et eux-mêmes un certain rapport qui leur permet de découvrir dans le désir, la vérité de leur être » [6]. Pourquoi « la fin du monde » ? Parce qu’au-delà de Louis, la mort est annoncée, soudain représentable, c’est-à-dire inadmissible. La mort qui entre ainsi dans la vie participe d’un changement de statut de la mort : le SIDA (dans sa gravité d’alors) concernait la civilisation toute entière, c’était de la « mort en trop », une sorte d’extinction passive de pans entiers de l’humanité (nous pensons là à l’Afrique en particulier). Il a fait irruption dans un contexte où le progrès avait refoulé la mort, et cette dernière a déchiré une civilisation qui se croyait immortelle. Mais Juste la Fin Du Monde est aussi l’histoire d’un abandon (celui de sa famille par Louis et inversement), d’une demande de reconnaissance (de tous les personnages les uns vis à vis des autres), de classes sociales (Antoine peu fier de son métier), de séparations, de solitude, autant de thèmes qui s’esquissent dans la crainte de la disparition de Louis. Comment se parler, se réconcilier, s’aimer ? Le paradoxe envahit la scène et la mise en scène : la mère se met du vernis sur les ongles alors que son fils disparu depuis 12 ans arrive, Antoine met Louis dehors alors qu’il sait qu’il ne le reverra plus, Catherine ne veut rien savoir, Suzanne, témoin de la perte de son frère, témoin de la destruction de sa famille, témoin de la destruction de son monde, témoin de (juste) la fin du monde, petite dernière de cette famille, n’y comprend rien. Ces confusions, ces malentendus, ces surdités, ces silences ne font pas sens, si ce n’est peut-être celui de retarder l’échéance de la mort du fils, par contre ils font crise (de filiation ?). 1.1.2. Steve et Louis, les héros de Mommy et de Juste La Fin Du Monde Xavier Dolan réalise Juste La Fin Du Monde 2 ans après Mommy (2014), film dans lequel il était déjà question, entre autre, d’un ravage [7] mère/fils. Steve [8] et Louis sont des héros tragiques des temps actuels, confrontés à la « réalité telle qu’elle est », cette maladie que le poète Gérard De Nerval nomme la mélancolie. Xavier Dolan traduit les profondeurs subjectives de ces héros contemporains et cela est bouleversant. Dolan propose de filmer ces défense mises en place par ses personnages, face à la violence du monde actuel : l’agitation ou la mort, le cri ou le silence, et la caméra participe à ces monstrations, le carré que Steve finit par ouvrir pour respirer mais qui se referme, inexorable, et le flou qui entoure souvent le regard de Louis qui s’absentera à jamais. Tout ce que regarde Louis est flou Louis, flou lui-même Ce monde là n’est pas net, d’ailleurs pourrions-nous supporter ce regard sur l’obscurité du monde actuel s’il n’était flou à la manière du regard myope qui a l’avantage de pouvoir projeter sur le monde ce qu’il n’y trouve pas ? Pour ces deux films, nous retenons notre souffle, nous sommes sidérés parce que c’est ce réel contemporain que contiennent les images de Dolan, et ce hors sens nous terrifie au point de nous perdre avec les personnages dans une folie ambiante exclue du symbolique. D’ailleurs Dolan utilise même le regard-caméra un instant, en gros plan sur Louis qui nous regarde, comme s’il essayait de trouver une échappatoire. Le cadre dans Mommy étouffe les personnages et nous étouffe. La canicule étouffe les personnages de Juste La Fin Du Monde, la mère étouffe Steve et Kyla, les personnages s’étouffent entre eux et le spectateur suffoque. Steve et Louis ne sont pas consolés et pourtant ils ne demandent que ça, que quelque chose soit consolé de leur angoisse, que quelque chose soit partagé de leur désarroi mais ils vont demeurés démunis, tous deux enfermés dans l’incompréhension maternelle, ce pousse à l’angoisse qui nous « tue » comme elle les enferme. Lorsque rien n’a le pouvoir de consolation, aucun écho ne résonne à l’intérieur du sujet, alors confronté au vide absolu, celui dans lequel, sous nos yeux, « il tombe pendant l’éternité » [9] et le monde ne semble plus les concerner pas plus qu’il ne semble concerner davantage le spectateur. Les points, les traces mélancoliques qui parcourent nos héros mais aussi chacun des personnages de Dolan contaminent la position de la caméra. « Un beau jour, ils n’ont plus cru au futur » : ainsi Gus Van Sant évoque t-il les adolescents d’Elephant (2002). Ces propos traversent Steve, épuisé et Louis, presque-déjà-mort. Au cœur, le pousse à l’angoisse maternel est un espace névralgique, mais aussi fragile, mélancolique, un espace vide/plein qui ne pourra laisser place dans Mommy qu’au cri de Steve devenu hurlement, et dans Juste La Fin Du Monde qu’au cri de Louis devenu longue plainte silencieuse, parfois muette. Le hurlement de Steve et le silence trop bruyant de Louis sont pleins de vide, perdus entre le désir et l’effroi. Ils signent la rupture des sujets avec leur environnement : Steve est exclu du sens et le silence de Louis résonne comme une disparition progressive de soi. La mère (de l’un comme de l’autre) ne peut pas entendre, elle ne peut pas entendre l’indicible et le père (de l’un comme de l’autre) s’est absenté, parti, mort. 1.1.3. La Mélancolie Là où Louis croit qu’il va retrouver sa famille, il (re)trouve la seule inconnue de lui, Catherine, l’étrangère : paradoxalement, là se situe la rencontre, avec Catherine, la seule qu’il ne retrouve pas : chacun reconnaît dans l’autre son propre enfermement, ils se reconnaissent, l’un vient donner à l’autre des nouvelles de lui-même, c’est la définition de la rencontre amoureuse [10], ils se révèlent l’un (à) l’autre, cette rencontre est une révélation, une complicité, un coup de foudre, qui ne se dit pas, qui ne se dévoile pas et qui pourtant transfigure les 2 personnages. Dolan nous confronte à des êtres trop encombrés d’amour : la mélancolie peut-elle être ici envisagée comme un excès d’amour ? Si le point mélancolique dans Mommy, l’image mélancolique, c’est le sourire figé de la mère et sa logorrhée, le point mélancolique dans Juste La Fin Du Monde, l’image mélancolique, c’est le regard délavé d’Antoine ravagé de larmes et levant le poing pour frapper son frère en pleurant parce que le dialogue est impossible et que, s’il s’y risquait, il finirait peut être en drame meurtrier. Mais, au paroxysme de la dispute, au moment où la souffrance d’Antoine est tout aussi indicible que la souffrance de Louis, le poing levé rencontre le regard de l’autre et son visage dans son absolue fragilité, dans son dénuement, et le regard arrête le poing, détourne la violence. Antoine prêt à lever la main sur son frère, Louis. Louis hurle de silence : mais d’un silence lourd, lourd de recueillement, d’incompréhension, de dénégation maternelle profonde, d’un silence plein d’essentiel, la justesse, la pensée, la parole, la pudeur, l’essentiel, l’existence et l’amour. Tous les protagonistes de Juste La Fin Du Monde ont peur, sont parfois terrifiés, voire figés dans une sorte d’effroi : la folie de l’autre submerge chacun et le trouble est alors absolu, ça échappe, ça se dérobe, et le spectateur s’y perd. Chaque personnage est l’autre de lui même, alternativement décalé, absent, équivoque, dans l’effacement. Et le spectateur suit ou plutôt se heurte indéfiniment au mouvement perpétuel, au seuil et non là où il aurait fallu se trouver pour permettre le deuil, au seuil de la parole. Comment réconcilier l’irréconciliable ? Les images de Dolan sont claires, elles sont floues, elles sont indéfinies, elles sont confuses. La position de Louis est d’une clarté sombre et personne ne veut ni ne peut soulever le voile. C’est pourquoi là où Louis vient chercher une consolation, il se heurte à du bruit incessant qui camoufle un vide plein de souffrances et de non-dits, plein d’innommables sans doute, la part d’innommable qu’a longtemps recélé le SIDA dans les années 80/90, les ténèbres et abîmes du contemporain comme dirait Agamben [11], qui engendrent leur propre obscurité. Montrer le contemporain du SIDA au cinéma consiste ici en un secret immontrable et finalement inénonçable, reflet de cette obscurité contemporaine. Louis flotte. Son avenir est sans fond mais pas sans profondeur et le visage de Louis illumine l’écran comme la seule image de vérité, paradoxalement lui qui va mourir et gagner les ténèbres pour l’éternité. La mélancolie contenue dans la caresse de son regard sur cette famille étrange et étrangère, si loin, si proche, fascine de douceur et de fragilité, la vérité s’y confond et se perd au nom de l’amour et des promesses faites au monde. Là où les vivants du film semblent glisser vers l’inconsistance, Louis, le presque-déjà-mort émerge dans la lumière, cette esthétique de l’incertitude. Si Antoine tourne le dos à Louis durant presque tout le film c’est parce qu’il refuse de voir, non pas Louis, mais ce que Louis voit, ce qu’il lit ou devine dans le regard de Louis, comme un miroir : que voit Louis ? Que voit celui qu’encombre un savoir sur la mort ? Cette absence de réponse va se réduire à la lassitude extrême de Louis et, finalement, à la lassitude, à l’abandon de tous. D’ailleurs, que vient faire Louis ici ? Est il venu se faire abandonner ? Mourir sans attaches ? Les autres renoncent à lui et lui renonce aux autres et à lui même, mais peut-on aimer jusque là ? Lagarce, atteint du VIH, dira « Au début, ce que l’on croit, c’est que le reste du monde disparaitra avec soi ; que le reste du monde pourrait s’éteindre, s’engloutir et ne plus me survivre, que je les emporte et que je ne sois pas seul ». Antoine, tournant le dos à Louis en quasi-permanence L’image mélancolique, nous l’avons dit, c’est le regard délavé d’Antoine, c’est la particularité de Dolan d’inscrire dans ce regard, sans qu’ils soient tous exprimés, les mots de Lagarce : « je suis désolé, je suis fatigué, je ne sais plus pourquoi je suis toujours fatigué, un homme fatigué, je ne sais pas dire, je n’ai jamais été autant fatigué de ma vie », «Je ne garde pas la trace que tu n’aies fini par dire qu’on ne t’aime pas » Antoine, mélancolique (?), se sent « coupable de ne pas être assez malheureux », de « ne pas te dire assez que nous t’aimions, ce doit être comme ne pas t’aimer assez », coupable de « jouir du spectacle apaisant enfin de ta survie légèrement prolongée », mais Antoine aurait « voulu rester dans le noir sans plus jamais répondre », il aurait « pu se coucher par terre et ne plus jamais bouger », « s’accuser sans mot », mais, « malgré toute cette colère, j’espère qu’il ne t’arrive rien de mal…et je me reproche déjà le mal aujourd’hui que je te fais ». « Tu m’accables. Tu attends, replié sur ton infinie douleur intérieure dont je ne saurais même pas imaginer le début du début » et le ressentiment d’Antoine se retourne contre lui-même. [12] 1.2. Melancholia 1.2.1. Lars Von Trier, cinéaste du tragique Melancholia est un film de Lars Von Trier (2011), l’un des fondateurs, dans le monde cinématographique, du groupe danois « Dogme 95 », groupe constitué, outre lui-même, de Thomas Vintenberg (Festen), Soren Kragh-Jacobsen (Mifune) et Kristian Levring (Le Roi Est Vivant), revendiquant le recours à la caméra portée, l’abandon d’une logique de raccords au niveau du montage, et insistant sur l’importance première du sujet et de la critique sociale plutôt que sur les aspects artificiels du cinéma tels que les effets spéciaux (superproductions de l’époque). Les « vœux de chasteté » (règles du Dogme 95) « ont pour but de permettre aux réalisateurs de ‘faire sortir la vérité de ses personnages et de ses scènes ». [13] Le mouvement durera 10 ans, jusqu’en 2005 et le film Les Idiots de Lars Von Trier l’initiera. (Voir Annexes). Si Juste La Fin Du Monde donnait une portée universelle, de « fin du monde » à la mort d’un seul, Louis, Lars Von Trier représente la « fin du monde » dans Melancholia à travers le vécu d’une famille singulière tour à tour déchirée de conflits et de violences puis n’ayant d’autre choix que de pacifier leurs rapports au vu d’un monde qui va disparaître à jamais. Ils s’aimeront enfin, au seuil de la mort, au seuil de « la fin du monde ». « Sous l’abri fragile que leur offre une ‘cabane magique’ construite pour rassurer le jeune enfant de la famille, les mains des personnages se joignent, l’amour qui les lie s’exprime enfin pleinement et trouve la possibilité de s’inscrire dans le réel pour la première fois. Aussi dérisoire que puisse être la protection qu’offre cette cabane, elle est pourtant l’occasion, de la seule image pacifiée du film : celle d’un véritable monde. De ce monde est exclu tout ce qui fait le réel de l’existence des hommes. La Terre qui se trouve sous leurs pieds a beau soutenir leur corps transi par l’angoisse de la fin du monde, tout se passe comme si elle n’avait jamais existé, tout se passe comme si elle n’avait jamais compté pour rien dans la détermination même de leur existence comme habitants du monde. La communauté que forment ces trois êtres promis à une mort certaine a beau être plongée dans le dénuement le plus inhumain que l’on puisse imaginer, à l’écart de tout et de tous, elle suffit néanmoins, à ‘faire monde » [14] 1.2.2. La Mélancolie Melancholia, ange de la mort gravé par Dürer en 1514, toujours symbolisée dans l’art et à chaque époque par la tristesse infinie, indique combien la mélancolie est toujours associée à la mort, à la folie, à la solitude absolue, et prend, chez Lars Von Trier, les traits de l’explosion pure et simple du monde tout entier. La mélancolie planétaire se voit ici prendre les traits d’une tragédie individuelle, intime, celle de la famille de Claire et de Justine qui vont prendre conscience, peu à peu, au fil du film, de l’infini isolement dans lequel les plonge la finitude du monde et de l’univers, isolement que souligne la dérisoire cabane faite de quelques branches d’arbre construite pour amoindrir le choc des planètes, pour se mettre à l’abri. Melancholia est une planète qui entreprend une « danse de la mort » [15] avec la Terre qu’elle va finalement pulvériser. Nous le savons dès le prologue, comme dans Juste La Fin Du Monde, la catastrophe a déjà eu lieu : le début est la fin et vice versa. Dans les 2 films, nous n’avons rien à attendre, nous sommes déjà « entre-deux-morts ». Le film se compose de deux parties qui chacune se décompose en temps forts et en temps « morts », deux parties s’entrechoquent comme les planètes, deux sœurs qui sombre chacune leur tour dans l’angoisse et/ou la mélancolie, Justine et Claire. Justine est d’emblée mélancolique et fera de son mariage une sorte de première catastrophe ; Melancholia la fera paradoxalement sortir de son état mélancolique, donnant ainsi tout leur sens aux vers de Gérard De Nerval : « La mélancolie est une maladie qui consiste à voir les choses telles qu’elles sont » comme aux propos de Marguerite Duras : « La confirmation de la tristesse est une consolation ». [16] Justine, dans sa mélancolie, savait, l’explosion, et la fin du monde l’en console en lui confirmant ce savoir. Justine fait donc exploser ce qui devait être une fête grandiose et préfèrera s’unir à Melancholia, la nuit (« Soleil noir de la mélancolie » [17] dirait encore De Nerval), dans la forêt, seule et goutant enfin le paradoxal bonheur de la mélancolie. D’emblée, nous savons qu’il n’y a pas d’espoir : ainsi pouvons nous dire que Lars Von Trier a réalisé « un vrai film de fin du monde » [18], grandiose et absolument pessimiste, sublime et sublimatoire, à la hauteur de l’enjeu. Wagner et des icônes (planètes, cadran solaire, bout de bois taillé, Bruegel) accompagnent le désastre et nous emmènent, comme hypnotisés, à (en) finir avec le monde. Certains auteurs avancent que Lars Von Trier a sublimé dans ce chef d’œuvre sa propre dépression. [19] Comment en effet, dire mieux la chose si ce n’est à partir d’un savoir intérieur ? La mélancolie, dépression ultime, se caractérise par la mort du désir (souvent les patients atteints de mélancolie sont catatoniques) que Lars Von Trier semble vouloir représenter poétiquement et esthétiquement dans la séquence où Justine marche en robe de mariée en étant empêchée d’avancer par des ronces gigantesques : dans cet extrême paradoxe se loge la représentation de l’irreprésentable. Justine, « enlacée » par des ronces géantes en robe de mariée 1.2.3. Un Diptyque pour une « danse de la mort » Dès le prologue le spectateur est sidéré et retient son souffle, confronté à cette fin donnée d’emblée, comme ayant déjà eu lieu. A partir de là, mélancoliques à notre tour, nous n’avons plus rien à perdre. Les deux parties du film porte chacune le nom d’une des deux sœurs : l’une, Justine, mélancolique, l’autre, Claire, pragmatique. L’action se déroule dans l’immense et riche demeure de cette dernière, mariée à John et mère de Léo. La première partie se passe la nuit et relate la première catastrophe, le mariage de Justine qui part en lambeaux comme sa robe dans les ronces et dont il semble clair qu’il n’aurait jamais dû avoir lieu parce que voué, d’avance, à sa perte. En effet, Justine, qui est plus spectatrice de son propre mariage qu’elle n’y participe, est empêchée dans tout parce que la mélancolie est une affection globale, elle ne peut assumer la moindre relation (elle arrive en retard à son propre mariage parce que sa voiture se « coince » sur la route, elle incendie son propre patron qui vient de la promouvoir, elle rompt, disparaît pendant la fête sensée la consacrer, prend un bain, est parfois prostrée, anorexique, etc.). Et tout au long de cette partie, le spectateur lève les yeux vers la beauté de Justine qui lève les yeux vers Mélancholia. La seconde partie, à la manière de l’huis-clos familial de Dolan, a lieu le jour qui suit et prendra fin avec le monde. Fidèle au Dogme, Lars Von Trier porte sa caméra à l’épaule et nous confronte tour à tour aux personnages en de rapides panoramiques. « Mais d’où Justine tient-elle ce savoir ? » [20] Justine a une « mère morte » [21]. Elle cesse de sourire au moment où elle tente de se blottir contre cette mère haineuse et glaciale. Or « la transformation dans la vie psychique, au moment du deuil soudain de la mère qui désinvestit brutalement son enfant, est vécu par lui comme une catastrophe […] il constitue une désillusion anticipée et [ …] il entraine, outre la perte d’amour, la perte de sens, car le bébé ne dispose d’aucune explication pour rendre compte de ce qui s’est produit ». [22] Comme Louis, elle est malade, de cette maladie psychique qu’est la mélancolie que Freud définit ainsi : « La mélancolie se caractérise du point de vue psychique par une dépression profondément douloureuse, une suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer, l’inhibition de toute activité et la diminution du sentiment d’estime de soi qui se manifeste par des auto-reproches et des auto-injures et va jusqu’à l’attente délirant du châtiment. » [23]. Pourquoi un tel détour pour voir la vérité du monde ? Justine sait (pas seulement les numéros gagnants) et elle n’a nul besoin des outils scientifiques de John, le mari de Claire qui se rassure et rassure tout le monde à travers des raisonnements savants. Il ne s’agit pas du même savoir. Celui de Justine est existentiel, celui de son beau-frère est pragmatique, comme son rapport à l’argent qui le préoccupe pendant le mariage alors que Justine part à la dérive. Entre Justine et sa vérité et John et son déni, évolue Léo, l’enfant-artisan, entre la science et la mélancolie, il construit un « télescope » en bois et fil de fer pour mesurer les étoiles. Ainsi se fait-il en partie complice de Justine qui n’a, alors, plus tout à fait « rien à perdre ». Ils deviendront magiciens lorsqu’ils s’abriteront de la fin du monde sous leur « cabane magique » toute aussi artisanale, parce qu’ils ont « toujours construit des cabanes ». Tellement magique que le spectateur a envie d’y croire, ignorant le décalage entre 3 bouts de bois et une collusion de planètes. Justine va mieux d’être si lucide alors que John, déçu de sa science, privé de ses certitudes, se donne la mort. La cabane magique construite par Justine et Léo Le coup de théâtre de Lars Von Trier réside peut-être surtout d’avoir pris au pied de la lettre la suite de la définition freudienne qui suppose que dans la mélancolie le sujet cherche à se rebeller contre l’objet, lui criant sa colère, et qui, lorsqu’il l’insulte, il s’insulte et se dévalorise lui-même et qui conclue par « L’ombre de l’objet est ainsi tombé sur le Moi » [24] , donnant un caractère presque concret à cette « ombre », comme Melancholia est tombée sur la Terre : l’ombre bleue a heurté la planète bleue. L’avant fin du monde Collision « Filmer, c’est écrire sur du papier qui brûle » disait Pasolini. [25] Justine énoncera que « La Terre ne manquera à personne ». Le monde brûle et Lars Von Trier lui donne les traits de l’apocalypse, la mariée dans les ronces, la sœur s’enfonçant dans la boue, des oiseaux morts qui pleuvent, des chevaux qui fléchissent, des voitures en panne qui ne passent pas sur les chemins étroits comme les planètes qui ne se croiseront pas mais s’entrechoqueront, Justine qui a un rapport sexuel avec un jeune inconnu le soir même de son mariage, effondrée qui se relève seulement pour se faire offrande de Melancholia qui la libère de son infinie tristesse au prix d’une disparition absolue de tous. Ce désastre ne la surprend pas, dans sa lucidité mélancolique, elle connaît déjà cette pure perte si l’on en croit la définition de Freud. Rien à dire, c’est « juste la fin du monde ». La deuxième partie du film voit les personnages dirent la vérité de leur être au fur et à mesure que l’apocalypse se rapproche : Justine, lunaire, confirme la clairvoyance de Victor Hugo lorsqu’il prétend que « La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste [26] », tandis que Claire qui a les pieds sur terre pourrait-on dire, habituée à tout organiser, y compris à mettre en scène le mariage de sa sœur, dans le moindre détail, se perd de ne pouvoir se résigner à mourir, John, bardé de certitudes scientifiques, se suicide, les invités s’en sont allés, la mère s’est faite mettre dehors et le père a fui, il ne reste bientôt que les sœurs et l’enfant, les seuls trois personnages qui ne sont pas factices et parmi eux, la terrienne, Claire qui résiste à quitter le sol de sa demeure, et Justine et Léo, la mélancolique et l’enfant, qui peuvent encore imaginer, en l’occurrence une « cabane magique ». Cette deuxième partie du diptyque prolonge le désastre, presqu’exclusivement représenté cette fois par la « danse de la mort » que Melancholia a engagé avec la Terre. Nous croyons un instant avec John qu’elle s’est seulement approchée mais aussitôt éloignée, c’était en réalité comme si elle prenait son élan. S’approcher, s’éloigner, revenir encore, la danse de la mort est aussi une certaine définition du désir, cette vie qui tente de s’infiltrer dans la mort. Les chevaux hennissent d’angoisse et Claire se disperse là où Justine s’apaise enfin. Comme dans Juste La Fin Du Monde, le désastre est hors-champ : est-ce la seule façon de représenter l’irreprésentable, seulement à travers ses traces ? Dolan nous a donné à voir Louis qui disparaît de dos dans la lumière blanche rompant avec l’obscurité du propos et Lars Von Trier nous offre un gros plan sur les trois visages authentiques comme si la planète ne percutait qu’eux dans un premier temps. Justine est la seule à ne pas fermer les yeux parce que cette fin du monde qui va se produire, elle la connaît, elle l’a déjà vécue. Elle connaît ce néant duquel la « fin du monde » l’a fait émerger. « Si l’on n’est pas reconnu dans sa détresse, l’on se sent soi-même sur une autre planète ». [27] Puis, l’image finale représentera enfin l’apocalypse [28] en plein champ. La mélancolie de Justine s’est, à présent fondue dans Melancholia. Comment représenter la dernière image, celle qui, par définition, restera irreprésentable puisque personne ne sera plus là pour en témoigner ? Destruction, anéantissement 2. Les 5 étapes du Deuil : les films, pas à pas 2.1 Le Déni 2.1.1. « L’illusion d’être son propre maître » La première image est floue du film, Dolan use tout de suite et beaucoup de gros plan. La motivation qui pousse Louis à revenir, revenir « sur mes pas », « faire le voyage pour annoncer ma mort », c’est l’ « illusion d’être mon propre maitre ». Le flou qui envahit l’écran tout entier, les gros plans démesurés, le panneau « Besoin de parler ? », la fumée des usines, tous ces éléments s’unissent pour dire la désillusion qui va déchirer Louis peu à peu. Une horloge à coucou rythmera le temps qui passe mais qui s’étire aussi au cours de ce repas du dimanche qui n’en finit pas de ne pas finir. Le temps passe et ne passe pas en même temps. Ce dimanche s’étirera jusqu’à s’interrompre brutalement, parce que, sans doute, la mort est-elle toujours brutale, même quand on l’attend. L’arrivée de Louis le laisse apparaître lointain et flou. Pourtant, Catherine le re-connaît alors même qu’elle est la seule à ne pas le connaître. Sa petite sœur, Suzanne, lui saute au cou. Antoine, le frère cadet, est de dos et le restera. C’est le choix de la caméra de Dolan qui nous signifie là combien Antoine voudrait n’être concerné en rien par ce drame. Louis et Catherine, au cœur de leur rencontre faite de re-connaissance n’entendent plus les autres, ils sont seuls au monde, ils sont les mêmes, seuls à savoir ? À détenir un savoir impossible ? Ce savoir que Louis détient sur sa mort inéluctable et que reflète sans doute son regard en détresse. Ce savoir là, il est impensable de le détenir : il est la vérité toute, c’est à dire insupportable. C’est pour cela que Louis ne peut dire et que la famille ne peut entendre. Lorsque Catherine sourit à Louis et qu’il ne lui répond pas par un sourire, elle comprend à ce moment précis qu’il va mourir et la voici encombrée à son tour de ce savoir impossible. C’est ce qui les unira pendant tout le film. A elle, il ne ment pas. Une fois qu’ils se sont re-connus, qu’ils se sont donné des nouvelles l’un de l’autre, en quelque sorte, elle peut le tutoyer mais elle le perdra souvent et le vouvoiement reprendra sa place. Louis dit doucement « je suis là pour ça, entre autre » et Catherine n’entend pas. Louis les aime profondément, tous. Mais eux ? L’aiment-ils ? L’admirent-ils ? Le jalousent-ils? 2.1.2. Justine doit être heureuse Le déni parcourt Melancholia sous plusieurs formes. Dès le mariage, il teinte l’attitude de chacun, Justine se comporte comme si elle assistait à une cérémonie ennuyeuse qui ne la concerne pas, puis, John contredit l’évidence à coups de théorèmes tandis que Claire ne demande qu’à le croire. Mais le déni marque surtout le mariage où tout le monde feint d’ignorer ce qu’il se passe dans le ciel. Les proches de Justine connaissent la maladie qui l’affecte mais Claire lui interdit d’en faire part à son mari tandis que John estime que le prix de la réception vaut pour contrat : Justine doit être heureuse. Ce que confirme le père de Justine alors que la soirée est maintenant avancée et qu’il danse avec sa fille. Seul Léo, l’enfant, ne dénie pas tout à fait si l’on en croit sa demande de « construire plein de cabanes » avec sa tante. 2.2 La Colère 2.2.1. Personne n’est « bon pour parler » Flou sur Suzanne, la petite sœur. Catherine et Suzanne s’excusent sans arrêt et Louis est sans cesse désolé. La canicule étouffe tout le monde. Elles s’excusent d’être et il est désolé de mourir. Suzanne parle, Suzanne raconte mais l’écran devient flou et Louis n’entend plus ce que dit sa sœur. Suzanne fume du shit, met un écran de fumée entre elle et le monde et elle pose la question qui nous fait supposer qu’elle « sait » Catherine offre à Louis un oiseau autour d’un verre de vin blanc (oiseau que l’on retrouvera mort après s’être cogné dans tous les murs de la maison à la fin du film). Antoine est encore et toujours de dos, même lorsque Louis essaie d’attraper le regard et la complicité de son frère. La nostalgie de l’enfance sera encore rendue par le flou des images. Antoine, tournant le dos à toute sa famille La fuite d’Antoine Louis vomit : on ne sait s’il vomit sa maladie, sa famille, ou cet impossible réel indicible, le réel de la mort que traduit le VIH dans ces années là et qui fait écho à ce réel de la parole impossible. Au cours d’un appel téléphonique, Louis explique qu’il n’a encore rien dit « je ne les connais pas » « je ne sais pas comment ils vont réagir, ils vont peut-être même pas pleurer, j’ai peur, j’ai peur de... » Louis a t-il peur que la nouvelle de sa mort les laisse indifférents ou veut il au contraire les protéger de ce point d’horreur ? Ou les deux ? Louis insiste, « aujourd’hui, j’espérais que… » mais Catherine refuse « non ne me dites rien à moi, dites lui à lui (Antoine) ». La seule personne à qui Louis aurait pu parler est Catherine, mais Catherine ne veut pas savoir, trop fragile sans doute elle même pour porter cette nouvelle, pour supporter cette nouvelle, elle le renvoie sur un impossible, celui qui consisterait à le dire à Antoine (qui justement ne veut particulièrement rien entendre). Elle argumente « je ne suis pas bonne pour parler ». En réalité, personne ne veut entendre ce que Louis est venu dire, et donc « personne n’est bon pour parler ». Alors Louis regarde l’heure, le temps qui passe, ça va être l’heure de « partir ». Pourtant, tout le monde souffre. 2.2.2. L’indignation de Justine La colère dans Melancholia traverse Justine lorsqu’elle s’en prend à son patron, et nous la sentons poindre alors que celui-ci met le sort d’un employé entre ses mains, Claire la traite de menteuse et s’indigne de l’attitude décalée de sa sœur, Michael, son mari s’éloigne, et Justine pleure, la mère répond à l’effroi et à la terreur de sa fille par un ultime abandon et des propos haineux. 2.3 La Négociation 2.3.1. « Je ne te comprends pas, mais je t’aime » Dans l’établi, la mère de Louis est enfin vraie, elle ne sourit plus, grave, elle explique « On a peur du temps, du temps que tu nous donnes. Je ne me fais pas d’illusion, je sais que tu ne traineras pas longtemps ». Bref, la mère lui dit quasi clairement qu’elle sait ; d’ailleurs, une mère peut-elle ne pas savoir ? Alors, cela encourage Louis qui essaie alors, encore, de dire « peut être que j’ai deux, trois mots à vous dire ». Ce ne sera pas encore assez jusqu’à la prochaine fois : le déni règne en maitre, même si, soudain, la mère fait preuve d’une extrême lucidité et met Louis en tant que fils ainé en place d’ « homme de la maison » : « tu ne reviendras pas, je sais… tu penses qu’on ne t’aime pas, qu’on ne te comprend pas, tu as raison, je ne te comprends pas mais je t’aime ». « Pourquoi tu es là ? à moi tu peux le dire » : mais personne n’est dupe, Louis n’y arrive pas parce que, d’une certaine façon, en lui adressant cette parole d’amour infini, elle lui dit en même temps combien elle ne peut entendre sa disparition, son absence, et Louis la protège, ne dit rien, et, c’est dans un commun accord pour le déni que se loge la négociation, la mère conclue « en tout cas tu as bonne mine », mais elle sait et le serre dans ses bras, encombrée, à son tour, de ce savoir. La mère poursuit, « comme tu as les yeux de ton père » et Louis pleure. La mère ne peut pas se laisser aller au désespoir parce qu’elle a d’autres enfants alors elle dit : « Je pense à l’avenir ». Elle souffre mais ne pose pas de limites. Louis ne renonce pas tout de suite, il est peu convaincant mais il essaie, dit à Catherine « j’aurais bien voulu », mais Catherine sait et a peur qu’il ne parle. Il dit « Je ne sors plus beaucoup », Catherine comprend encore mais se tait. La référence à l’enfance, à l’ancienne maison, est une référence au temps d’avant la mort (la mort du père et la mort annoncée de Louis), mais, dans un mouvement défensif partagé, tout le monde se moque, tous, sauf Catherine. L’ancienne maison est abandonnée et personne ne sait que faire du passé dans cette famille, tout le monde en est bien encombré au point qu’Antoine, pour se moquer de son frère, profère cette phrase d’une violence rare : « Est-ce que j’ai envie d’aller à Auschwitz pour aller me branler dans le sang séché pour écrire un poème ? », qui n’est pas sans nous évoquer une certaine référence au VIH à l’époque, dans les années 80/90, lorsque l’on disait des patients décharnés qu’ils ressemblaient aux survivants des camps de la mort. Antoine veut humilier tout le monde parce que lui, l’ouvrier, est humilié (ce n’est pas la première référence à la lutte des classes dans l’œuvre de Dolan et nous la retrouvons entre autre dans Mommy) La solitude de Catherine dans la pièce résonne avec l’absolue solitude de Louis que la nostalgie extrême conduit dans le grenier flou, propice aux flash-backs des scènes d’amour homosexuelles adolescentes, sorte de scène primitive fantasmatique de la contamination, assortie de fumette, cocaïne, bang, amour, sexe, drogue, tout y est, les ingrédients de la punition en vogue dans les premières années SIDA. Catherine le réveille et demande seulement « combien de temps ? » : l’équivoque de la phrase montre qu’elle ne cesse de comprendre. Mais comment dit-on la mort ? Comment la mort peut-elle se dire ? Est-ce que cela se dit ? Antoine est seul, si seul, et son visage révèle une tristesse insondable, sans doute pense t-il que son frère n’a pas le droit de le, de les « noyer » c’est-à-dire de revenir pour leur dire la mort. L’absence suffisait bien. Dolan joue avec le flou : lorsque la caméra montre les visages en gros plan d’Antoine et de Louis, c’est soit l’un, soit l’autre, pas les deux. Mais alors qu’ils sont en voiture, c’est-à-dire non plus l’un en face de l’autre mais l’un à côté de l’autre, Louis se met à parler mais Antoine sait qu’il va se noyer, autrement dit mourir avec Louis : il crie qu’il ne veut rien entendre. « C’est pas la fin du monde de venir ici » dit Louis pensant que seul Antoine, paradoxalement, peut entendre, peut comprendre mais Antoine ne veut pas comprendre et reproche à Louis « des mots des mots des mots pour nous confusionner, pour nous enculer » « Tu es malade Antoine », « non, c’est toi qui es malade Louis ». Alors, c’est Louis qui n’écoute plus et c’est Antoine qui, parle, seul, ses mots à lui couvrent les mots non énoncés de Louis « si on savait tu ne serais même pas venu », « tu remplis le vide » dit Antoine à Louis dans une énième projection défensive, alors même que c’est lui qui ne cesse de parler pour remplir le vide. Antoine insiste « Je ne veux pas savoir ce que tu fais là » et Antoine roule à toute vitesse comme pour qu’ils meurent ensemble : ni l’un avec l’autre, ni l’un sans l’autre. L’absence de Louis Chaque membre de la famille dit, à un moment, à Louis qu’il ne veut pas savoir, comme Antoine qui hurle « j’ai pas envie que tu me parles, j’ai pas envie de t’écouter, j’ai peur tu comprends » et il lui annonce la mort de Pierre, le premier amant de Louis, celui de la scène primitive, fantasmatique de la contamination. Tout le monde sait et tout le monde couvre d’une façon ou d’une autre le bruit grinçant et inaudible du savoir sur la mort même Catherine qui bégaie de peur. La pendule à coucou signe le temps qui passe et Louis observe l’énigme du temps qui passe sans sembler comprendre vraiment. Alors Suzanne dit : « je ne comprends pas », Antoine ne comprend pas non plus, Louis pleure et seule Catherine comprend : Louis pleure Pierre, c’est-à-dire son double, c’est-à-dire lui-même. Le temps passe et Catherine est atterrée, sidérée mais, « de toutes façons, c’est presque fini » dit Antoine. Alors, Louis renonce et négocie « j’ai quelque chose à vous dire », Catherine prend peur mais ce ne sont plus les mots de Louis qui se met à mentir, ce sont les mots que sa mère lui a dictés, les seuls que tous pourraient entendre, les mots qui les protègeraient : « je vais revenir, je vais venir plus souvent, je regrette » mais plus personne n’y croit, ils ne veulent entendre ni la vérité, ni des mensonges : ils ne veulent rien entendre. Ce repas n’en finit pas, le spectateur suffoque, étouffe, et est de moins en moins sur que « tout le monde peut survivre à un week-end » 2.3.2. La machine à mesurer les étoiles Léo permet la négociation dans Melancholia en construisant une machine à mesurer les planètes, mi-rêve, mi-science, comme pour négocier, réconcilier la raison et l’affect. Mais avant, notons que Claire essaie de négocier encore quelque chose pendant le mariage en faisant boire à sa sœur un alcool fort, puis Michael se prend au jeu et cesse d’être en colère, Justine elle même retrouve son sourire (forcé), tous sortent enfin et se dirigent vers le télescope, tous ensemble comme pour négocier encore un peu de temps. Des ballons recouverts de mots d’amour s’envolent vers le ciel comme pour aller négocier sur place. Mais l’un d’entre eux prend feu comme le signe de l’impossible tractation. La machine à mesurer les étoiles, construite par Léo La machine à mesurer les étoiles, utilisée par Claire 2.4 La Dépression 2.4.1. « La vérité c’est que je dois partir » « La vérité c’est que je dois partir » dit Louis, et c’est cette parole équivoque, ce point de vérité, cet instant de voir, qui fait flamber la mélancolie d’Antoine. Après les mensonges (« Je vais revenir »), la vérité. A partir de cet instant, le temps s’accélère, comme une panique de ne plus pouvoir à présent contourner ce temps pour comprendre, dénié depuis le début de l’histoire. « La vérité, c’est que je dois partir » ouvre clairement au moment [29] de conclure. L’hésitation de Louis, clair mais peu clair, permettait jusqu’alors de glisser, de patiner, de s’embourber parfois, dans cet instant aveugle de voir. Suzanne et la mère paniquent et veulent retenir Louis, « c’est quoi ce rendez-vous ? », Antoine, que « la vérité » du départ de Louis a rendu fou, décide d’un « rendez-vous », un rendez-vous avec son destin, un rendez-vous avec la mort. La mère insiste : « pourquoi on n’est plus bien ? », « Parce que j’ai un rendez-vous » La vérité du départ, la vérité du « rendez-vous » aussi, c’est à Antoine que Suzanne, du fond de sa douleur de perdre ce frère qu’elle vient de trouver, va reprocher la brutalité. C’est la mort qui est « brutale », pas Antoine, mais Suzanne dans un dernier mouvement de déni pleure Louis et regrette la « brutalité » d’Antoine. « Toi tu n’as rien compris, tu ne sais rien » lui répondra seulement ce dernier. Louis, venu se faire consolé, console, « n’aies pas peur Antoine »: l’image mélancolique est le visage ravagé de larmes d’Antoine, le poing, plein de marques de coups, levé mais saisi dans l’impossible du réel de ce cet instant. C’est le point paroxystique de l’insupportable que contient ce film : plus rien ne tient, plus rien ne contient, pas même le mensonge admis par tous, pas même le déni partagé et le regard de la mère lui dit alors qu’elle sait, les larmes de Suzanne lui disent alors qu’elle sait. l’image mélancolique » Antoine et son poing, tout deux abimés, croisant le regard de Louis Mais cette mère, comme toutes les mères des films de Dolan, défaille : elle ne peut pas assumer ce savoir impossible de la mort de son fils alors elle fait le choix de se tourner vers le fils vivant. Seule Catherine reste, mais il est trop tard, il y a un temps pour comprendre, et nous voici à cette étape du film, au moment de conclure, ainsi, Louis lui fait signe de se taire. Alors elle sort à son tour. Tout le monde est parti : tout le monde a quitté Louis rendu à son extrême solitude. La caméra s’éloigne, Louis part, Louis meurt. L’horloge signe le temps qui s’enfuit, un oiseau se cogne dans les murs, contre les impasses de la vie de chacun. L’image est floue, floue est encore la mère qui fume, floue est la tendresse infinie de Louis. Il part, le flou est absolu et l’oiseau est mort. 2.4.2. Le goût de cendres La dépression mélancolique, où « le goût de cendres » des aliments qualifie l’affect de cette tristesse sans désir, est la figure même de Justine qui, une fois tentée la négociation et avoir encore un peu montré le visage illusoire du bonheur, se penche sur le télescope et replonge dans la douleur mélancolique. Antares, l’étoile rouge, semble s’être brisée et le ciel s’être fendu en deux. A partir de là, Justine est sidérée et ne parvient même pas à jeter, comme le veut la tradition, son bouquet dans la foule. Alors que Michael se prépare pour sa nuit de noces, Justine, ravagée de tristesse, refuse de faire l’amour et s’enfuit. La dépression s’abat alors aussi sur lui. Elle changera de camp et de traits dans la seconde partie de Melancholia pour s’abattre sur Claire qui comprend que la fin du monde est inéluctable lorsqu’Antares est masquée par Melancholia qui se cache derrière le soleil. Ainsi, lorsque Justine sort de la dépression, lorsque Léo lui montre la planète fatale sur Internet, Claire s’y enfonce alors que lorsque Claire était dans la phase de déni, Justine voyait clair. Le repas impossible de Justine, traduisant sa tristesse infinie 2.5 L’Acceptation 2.5.1. La parole ou la mort Juste La Fin Du Monde est un film sur la séparation, sur le secret intransmissible : Lagarce précise que Louis part « sans jamais avoir osé faire tout ce mal ». Juste La Fin Du Monde c’est la fin de soi même au monde qui verse les personnages dans la dépression mais la fin du monde tout entier les fait basculer dans la mélancolie. Ce drame intime nous rappelle que l’on est bien seul dans la mort, mais Louis est éternel. Dolan lui a offert cette éternité comme Antoine qui a nommé son propre fils Louis. Ce qui soude cette famille c’est ce non-savoir ou plutôt ce non-dit. Cette rencontre ne pouvait être qu’une impasse, celle dans laquelle Louis/l’oiseau se heurte, se fracasse jusqu’à en mourir, parce que la parole ne vaut comme parole qu’à être adressée, sinon, c’est « la parole ou la mort » [30] Si la fin de soi même au monde engendre la capture du sujet dans une version dépressive de son être au monde, la fin du monde, elle, le voit basculer dans la mélancolie et c’est ce que reflète le visage d’Antoine, le frère. Ces frères, si loin, si proches : finalement, que se passe t-il dans ce film ? Mort de l’oiseau après le départ de Louis 2.5.2. La cabane magique Dans Melancholia, Justine accepte, en même temps qu’elle sort de sa torpeur mélancolique et que, n’ayant vraiment plus rien à perdre, elle s’autorise à dire calmement et froidement à son patron à quel point elle le déteste, lui et ce qu’il représente du pouvoir et de l’argent. Dans un même mouvement elle se débarrasse de tous ceux qui l’encombrent, y compris son mari. Claire accepte, quant à elle, et l’échec de sa sœur, et de reconnaître que cette dernière a essayé de répondre à ce qu’on attendait d’elle. Le même qui avait permis la négociation avec le réel du deuil à anticiper, Léo, l’enfant, va permettre la réconciliation, la pacification des sentiments qui mènent les 3 personnages qui restent à accepter leur sort. Dans Melancholia, l’acceptation se laisse percevoir lorsque Claire se demande que faire du temps qu’il reste ? Boire du bon vin sur la terrasse ? Justine, apaisée, préfère consoler sa sœur et son neveu de la perte irrémédiable. Cette phase d’acceptation reflète le désir reconstruit de Justine, sortie de sa mélancolie, désir de témoigner, par cette attitude de mise à l’abri, que le monde a bien existé et qu’ils l’ont bien habité. Les deux sœurs et l’enfant, réunis sous la « cabane magique » pour mourir ensemble Conclusion sur le Deuil et ses 5 étapes Louis et Antoine, les deux faces d’une même humanité, se fondent un instant dans notre regard dans une révolte qui trouve une expression universelle en même temps qu’une source infinie de désillusion. A la manière de cet autre rebelle qu’est Rimbaud, chacun à sa manière porte un regard projectif sur le monde, risquant de défaire le lien d’altérité en se coupant du langage, miroir d’un monde contemporain diffracté, cynique et appauvri et dont la poésie de Rimbaud comme les mots ou les attitudes d’Antoine et de Louis, portent la critique « jusque dans les plaies de la société » [31]. Antoine est insupportable parce que tout lui est insupportable et c’est cet insupportable du tragique de l’existence que vient annoncer le temps compté (le coucou) du sida, la mort annoncée de son frère. Antoine a mal à la vie et Louis perd la vie et ce double point de souffrance innommable flotte dans le vide que Louis remplit de silences et qu’Antoine noie de cris. Juste La Fin Du Monde est un film sur le désespoir implacable des hommes qui savent qu’ils deviennent fous, fous pour oublier que le monde est là, insoluble. La mélancolie et Melancholia permettent aux sujets de ne plus rien sentir en les rappelant à leur condition profondément humaine de sujets éphémères. Les aliments ont d’ores et déjà « un goût de cendres » et la douleur gronde. Le deuil du monde est le deuil de soi et vice versa. La peur devant quelque chose de réel, l’effroi qui nous saisit lorsque justement nous ne pouvons nous représenter ou penser l’objet de notre peur, et l’angoisse qui a la particularité d’être sans objet précis, rythment les cinq étapes du deuil dans Melancholia même si ces affects passent de l’une (Justine) à l’autre (Claire). La traversée de ces étapes permettent de passer de la douleur pure à un avenir douloureux mais envisageable, c’est à dire représentable donc moins effrayant : c’est ce que signe la construction de la cabane, dérisoire au vu de la brutalité de la fin absolue. Justine permet de supporter le réel de la catastrophe en étant la plus humaine possible : construire une cabane avec quelques branches comme le ferait un enfant qui n’aurait pas encore pris la mesure de sa finitude. Léo, l’enfant, est le seul dont elle est proche, qu’elle ne veut pas perdre et la cabane a pour fonction de ne pas le perdre comme enfant, de préserver l’enfance. Première partie du film, la mélancolie « possède » entièrement Justine Seconde partie du film, la mélancolie a changé de camp, les rôles, comme les images, sont inversés 3. La question de l’Irreprésentable : entre éthique et esthétique 3.1. Qu’est-ce que l’ « irreprésentable » ? L’irreprésentable désigne ce qui échappe à l’ordre de la représentation, et ce, de plusieurs manières : d’une part, quelque chose est irreprésentable a priori, du fait d’attributs intrinsèques comme l’extrême brutalité́, ou du fait de son appartenance au Réel au sens lacanien, catégorie qui s’oppose au Symbolique; d’autre part, quelque chose peut être irreprésentable a posteriori, du fait d’une occultation politique et idéologique délibérée. Les deux aspects s’entremêlent en réalité́. L’impossibilité́ de la représentation réside à la fois en la chose elle-même mais aussi dans la situation qui l’entoure. Si l’irreprésentable relève d’une impossibilité de la représentation, le cinéma contemporain affronte cet impossible et en particulier ces 2 films. Ainsi, il y a des choses traumatiques, la mort sous sa forme de « fin du monde », et nous pouvons nous demander si l’image ne permet pas, par définition, de sublimer, de sortir du réel et alors de représenter ce traumatisme. Selon Freud, la représentation ne s’achève jamais parfaitement, car il existe des sensations intenses, douloureuses, qui ne peuvent être saisies dans le cadre représentatif. Dans le beau, le bien et le vrai comme représentations du réel, l’esthétique et l’éthique sont liées. La création à travers le cinéma ne consiste t-elle pas précisément à représenter l’irreprésentable (le réel) ? Et non pas la réalité. La psychanalyse montre le rapport entre le traumatisme et le corps, entre le trauma et le Réel. Lacan a entrepris une approche du Réel, en le concevant comme l’irreprésentable qui se situe structurellement hors du Symbolique, c’est-à-dire hors de l’ordre de la représentation. Mais il est nécessaire de distinguer le Réel de la réalité́. Quand on dit que le réel de tel évènement est irreprésentable, il ne s’agit pas d’une simple réalité́ horrible qui demeure concevable. L’instance de la réalité́ dans laquelle nous vivons se trouve déjà dans une catégorie d’un certain ordre envisageable. Or, le Réel est ce qui dépasse cet ordre de la réalité́. Par rapport à celle-ci, le Réel s’assimile à l’impossible Plus précisément, l’événement traumatique arrive, quand l’irruption du Réel a lieu. Lacan décrit le trauma comme une rencontre avec le Réel [32]. Dans les 2 films que nous avons tenter d’analyser, le Réel attaque comme une fulgurance que les personnages ne parviennent plus à saisir dans l’ordre du Symbolique, un traumatisme qui ne peut être réduit à la langue, ni traduit par elle. Représenter l’irreprésentable incite les spectateurs à regarder leurs propres « images manquantes ». Référence es faite ici à « L’image manquante » du réalisateur franco-cambodgien Rithy Panh qui dit : « Depuis des années, je cherche une image qui manque (…) je l’ai cherché en vain (…) maintenant je sais : cette image doit manquer (…) ne serait-elle pas obscène et sans signification ? Alors je la fabrique (…) ce que je vous donne aujourd’hui c’est l’image d’une quête : celle que permet le cinéma. Certaines images doivent manquer toujours, toujours être remplacées par d’autres. Dans ce mouvement, il y a la vie, le combat et la beauté… ». 3.2. Comment représente t-on l’irreprésentable ? Dolan, entre une position éthique et un cadrage esthétique représente l’irreprésentable du propos de Lagarce et de la démarche de Louis (venir annoncer sa propre mort), à partir de plusieurs procédés : Chez Lars Von Trier, l’esthétique mélancolique est centrale [40]. Comment représente t-il la mélancolie, cette « pure culture de la pulsion de mort » [41] ? Il se sert, nous semble t-il, des règles de la tragédie, celle qui relève de la catastrophe. Tragédie et mélancolie vont bien ensemble : le sens de la vie semble avoir déserté le mélancolique et c’est ce que la tragédie questionne. La tragédie de fin du monde et la détresse mélancolique de Justine s’allient pour représenter l’irreprésentable du réel de la mort dans sa dimension de deuil de soi. Conclusion Lars Von Trier et Dolan ont produit des œuvres métaphysiques empruntant le champ des conflits familiaux pour dire « la fin du monde ». La mélancolie et le deuil s’articulent en partie autour du personnage central de la mère dans les deux films même si, chez Dolan elle est plus bruyante, tandis que chez Lars Von Trier, elle est plus dure et intransigeante, voire haineuse. Toutes deux abandonnent leur enfant perdu. Chez l’un comme chez l’autre, des repas (dominical chez Dolan, de mariage chez Lars Von Trier) sensés être joyeux et tendres, se trouvent rythmés de phrases assassines sans issue. La fête comme la vie sont d’emblées déjà finies. Quelque chose entrave la fête : le SIDA et Melancholia. Dans ces deux films, la mélancolie prend des accents de résignation propres à l’irréversibilité du temps [42] : temps compté du SIDA et de l’explosion des planètes. Le chaos singulier de Louis rencontre le chaos collectif de Lars Von Trier. Les familles sont folles. La condition humaine est chaotique. Louis et Justine sourient comme pour ne pas laisser paraître le chaos mélancolique et pourtant Dolan et Lars Von Trier filment la mélancolie dans ce monde qui s’effondre. Mais, ils filment aussi le chaos et c’est en alternant gros plans et flou que Dolan s’y attèle lorsque c’est caméra-épaule que Lars Von Trier, brusquement, coupe ses scènes pour en accentuer la dimension chaotique alors même que Claire et son mari n’avaient rien laissé au hasard. Dans les deux films, le personnage le plus fragile ne s’avèrera pas être celui que l’on croit : Louis est plus solide qu’Antoine comme Justine est plus forte que Claire. Mais la mélancolie fait néanmoins de Louis et de Justine des sujets englués dans une solitude indicible et comme détachés du monde, déjà détachés du monde qui va finir. Ces deux œuvres ont en commun de n’offrir aucun suspens puisque les deux histoires commencent par la fin, la fin du monde. Les deux films contiennent une multitude de symboles comme si le réel du propos ne pouvait être représenté qu’amoindri en quelque sorte : on ne voit pas les corps déchiquetés lorsque la Terre part en poussière mais juste le regard des (encore) vivants, on ne voit pas Louis décharné, ni même malade à proprement parler, mais un oiseau qui n’a pu qu’ « aller dans le mur ». Si notre société́ contemporaine souffre de la prolifération de paroles et d’images stériles, ainsi que de traumatismes dissimulés, voire refoulés, comme l’idée de la « fin », le témoignage en est difficile, la représentation en est impossible, mais Xavier Dolan et Lars Von Trier se sont attelé à cette tâche. Ils se sont servis de l’irreprésentabilité comme moteur de leur travail. Ainsi ont-ils traité, entre éthique et esthétique, le deuil de soi et la dimension irreprésentable du réel de la mort au cinéma.
Nous sommes à elle
…
Lorsque nous nous croyons au sein de la vie
Elle ose pleurer
Dans notre sein.
Devance tout adieu comme s’il se trouvait
Derrière toi…
R.M. Rilke
Mais qu’est-ce qui agite Steve et rend silencieux Louis ?
NOTAS
[1] Freud, S. (1915). Considérations actuelles sur la guerre et la mort Œuvres complètes de Freud – Psychanalyse, Sigmund Freud (trad. André Bourguignon, Jean Laplanche, Janine Altounian), éd. Presses universitaires de France, 1988, t. 13, p. 145
[2] Lagarce J-L. (1990). Juste La Fin Du Monde, Paris : Les Solitaires intempestifs, 2012, Préface
[3] Freud, S. (1917). Deuil et Mélancolie, Paris : Petite Bibliothèque Payot, 2011
[4] Lacan, J. (1959-1960). Le Séminaire, Livre VII, L’Ethique de la Psychanalyse, Paris : Le Seuil
[5] Kübler-Ross, E. (2009). Sur le chagrin et sur le deuil : trouver un sens à sa peine à travers les cinq étapes du deuil (On grief and grieving : finding the meaning of grief through the five stages of loss, 2005), avec David Kessler, trad. Joëlle Touati, Paris : Éditions Jean-Claude Lattès
[6] Foucault, M. (1984) L’Histoire de la sexualité. II : l’Usage des plaisirs, Chapitre 1, Modifications, p3, Paris : Gallimard
[7] Lacan parle de ravage pour évoquer la relation mère/fille dans Lacan, J. (1973). L’étourdit
[8] Héros de Mommy, film de Xavier Dolan, 2014
[9] Mallarmé, S. (1914). Les Fenêtres. Poésies, Nouvelle Revue Française, 1914 (8e éd.) p. 25-27
[10] Breton, A. (1976). L’amour fou, Paris : Folio
[11] Agamben, G. (2008). Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris : Rivages Poche
[12] Lagarce J-L. (1990). Juste La Fin Du Monde, Paris : Les Solitaires intempestifs, 2012, Passages au fil de la pièce
[13] Hamon, Y. & Chotard-Fresnais, A. (2010). Analyses de livres et de films. Cahiers de Gestalt-thérapie, 25(1), 203-220. doi:10.3917/cges.025.0203.
[14] Hicham-Stéphane AFEISSA, critique de l’ouvrage Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique de Michaël Fœssel, Seuil, 2012
[15] Ainsi en est-il question dans la deuxième partie du film.
[16] Duras, M. (1968). Théâtre II, Un homme est venu me voir, p 264, Paris : Gallimard.
[17] De Nerval, G. (1854). El Desdichado. Les Chimères.
[18] (2011). Cinéma. Études, tome 415(9), p.246-254.
[19] Cerisuelo, M. (2012). Ce que nous apprend Melancholia. Critique.
[20] Cerisuelo, M. (2012). Ce que nous apprend Melancholia. Critique, 783-784(8), 766-774.
[21] Green, A. (2007). Le complexe de la mère morte ou l’appel du vide, in Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris : Minuit.
[22] Green, A. (2007). Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris : Minuit.
[23] Freud, S. (1917). Deuil et Mélancolie, Paris : Petite Bibliothèque Payot, 2011.
[24] Freud, S. (1917). Deuil et Mélancolie, Paris : Petite Bibliothèque Payot, 2011, p. 56.
[25] cité dans Aubron, H. (2012). En pure perte. Vertigo, 43(2), p.4-14.
[26] Hugo, V. (1866). Les travailleurs de la mer, Paris : Garnier Flammarion poche, 2012, p.263.
[27] Furtos, J. D, (2011) De la précarité à l’auto-exclusion, Paris : ENS, Ulm.
[28] Sur le site https://www.critikat.com/actualite-cine/critique/melancholia/, il est rappelé qu’Apocalupsis signifie en grec « révélation », « enlèvement du voile ».
[29] Le temps logique de Lacan : l’instant de voir, le temps pour comprendre, le moment de conclure in Lacan, J. (1966). Ecrits, Paris : Le Seuil, Chapitre sur Le Temps logique et l’assertion de certitude anticipée.
[30] Safouan, M. (2010). La parole ou la mort, Paris : Le Seuil.
[31] Rimbaud, A. (1868-1875). Œuvres complètes, Paris : La Pléiade, n°68, 2009.
[32] Lacan, J. (1973). Le Séminaire, Livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, chapitre « Tuche et Automaton », Paris : Le Seuil.
[33] Lagarce J-L. (1990). Juste La Fin Du Monde, Paris : Les Solitaires intempestifs, 2012.
[34] Winnicott, D.W. (1971). La crainte de l’effondrement, Paris : Gallimard, 2000.
[35] Leclaire, S. (1983). Démasquer le réel, Paris : Rivages Poche.
[36] Brun, C. (2009). Jean-Luc Lagarce et la poétique du détour : l’exemple de Juste la fin du monde. Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 109(1), p.183-196.
[37] ibid
[38] Boblet, M. (2008). L’hybridité générique du théâtre de Lagarce: Le Pays lointain (1995). Poétique, 156(4), p.421-434.
[39] Le Scanff, Y. (2007). Théâtre. Études, tome 406(3), p.391-393.
[40] Guariento, T. (2018). Chapitre 11. Voir le refuge: Culture visuelle de l’Anthropocène entre catastrophe et construction des niches. Dans : Rémi Beau éd., Penser l’Anthropocène , p. 173-197. Paris: Presses de Sciences Po.
[41] Freud, S. (1920) Au-delà du principe de plaisir, Paris : Petite Bibliothèque Payot, 2010.
[42] Jankélévitch, V. (2011). L’irréversible et la nostalgie, Paris : Champs Essais.