« Le fait est qu’il nous est absolument impossible de nous représenter notre propre mort, et toutes les fois que nous l’essayons, nous nous apercevons que nous y assistons en spectateurs. C’est pourquoi l’école psychanalytique a pu déclarer qu’au fond personne ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même, dans son inconscient chacun est persuadé de sa propre immortalité. »
S. Freud, « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » [1915] [1]

Dès sa conception, le propos de ce numéro de Ética y Cine Journal était de reproduire un choix des travaux présentés lors de la Deuxième Biennale Interdiscipli- naire Cinéma et Psychanalyse, organisée à Aix-en-Pro- vence en avril 2019. Entre le colloque et cette édition est passée presque toute une année, dont les derniers mois ont été marqués par l’expansion à l’échelle globale du coronavirus. C’est bel et bien une réalité qui s’est ra- pidement insinuée dans la vie quotidienne de nos pays, nos villes, nos universités, nos cabinets de consultation y nos familles. Et de manière imprévue, comme le fantôme dévastateur qu’Albert Camus a si bien décrit dans La peste : « La grande cité silencieuse n’était plus alors qu’un assemblage de cubes massifs et inertes, entre lesquels les effigies taciturnes de bienfaiteurs oubliés ou d’an- ciens grands hommes étouffés à jamais dans le bronze s’essayaient seules, avec leurs faux visages de pierre ou de fer, à évoquer une image dégradée de ce qu’avait été l’homme ». [2]

Cette dure circonstance nous a permis de réévaluer le matériel sous un nouveau jour et de nous étonner de l’audace prédictive de certains des textes, pour réaffirmer ainsi l’intérêt de leur publication. C’est que, de même que la littérature de Camus, le cinéma s’est lui aussi an- ticipé à cet inquiétant paysage en lequel la planète est en train de se convertir. La présentation de Michèle Ben- haim et Vladimir Broda au sujet des films Melancholia et Juste la fin du monde qui ouvre ce numéro en est une claire démonstration : deux catastrophes, l’impact d’un météore géant et la pandémie du Sida, témoignent de la double vulnérabilité de la condition humaine magistrale- ment exposée par Freud. [3]

Les deux dimensions affleurent dans ce parallèle éta- bli par Benhaim et Broda : « Nous mettrons en tension des procédés de narration et des procédés filmiques utilisés dans Melancholia et dans Juste la fin du monde pour représenter et exprimer une réflexion philosophique sur un point d’irreprésentable ou d’indicible relatif à la disparition proche et annoncée de soi-même : soi-même ou la planète comme vécus similaires de ‘fin du monde’ » (Benhaim y Broda, dans ce numéro du Journal).

Sur la même ligne, nous avons décidé de clore cette édition avec l’article coécrit avec Eduardo Laso, qui présente le mérite du cinéma dans ce contexte affreux :

« Le cinéma en tant que passant du réel ». En réponse à la question : quelle est la fonction du cinéma devant une catastrophe ?, nous y lisons: « Élaborer un trau- ma –individuel ou collectif– suppose la tâche ardue de symboliser un excès situationnel qui a entraîné aus- si bien le sujet que la polis, dans le but de faire passer ce réel dans le champ du représentable ». Et même si le XXème siècle peut être pensé comme une époque pléthorique de phénomènes désastreux, le panorama actuel n’est guère plus encourageant. Face à ces catas- trophes infligées à l’humanité, comment symboliser le réel traumatique lorsqu’il se présente sous la forme de la jouissance mortifiante du semblable ? Comment faire en sorte qu’une épidémie ne transforme pas l’homme en un loup pour lui-même ?

La psychanalyse, aussi bien que l’art, entreprend par différentes voies cette mission difficile de faire passer le réel au symbolique, d’inscrire l’impossible. D’attribuer des images, des mots et des représentations à ce qui en principe est absent, bâillonné, rejeté, en attente d’être re- connu afin de ne plus être une blessure ouverte, incrustée comme une vaine répétition.

C’est dans ce cadre que se déploie la galerie des tra- vaux qui composent ce numéro. On y trouvera : « Le regard à travers la caméra : cinéma, scènes pubères et théories sexuelles juvéniles », par Christian Bonnet, Guy Gimenez et Julie Chevalier ; « La bataille du Chili : image, poésie, mémoire », par Derek Humphreys, qui traite du prodigieux film chilien Nostalgie de la lu- mière, de Patricio Guzmán ; et le réel de l’Holocauste, évoqué dans le film de Pasolini Salo ou les 120 jour- nées de Sodome, est traité dans l’écrit « Questionner la politique, l’éthique et l’esthétique », de Isée Bernateau. Et enfin : « Trilogie de Dolan : deux ou trois ? », par Nicolas Rabain ; « Vivre sans fonder. Politique et psy- chanalyse, derechef », par Daniel Liotta ; et l´étude de Delphine Scotto Di Vettimo, qui aborde un nouveau tournant de ses recherches autour de « Frida Kahlo : le regard du cinéma ».

On laisse pour la clôture la référence à l’article de Vladimir Broda « Il nait un couteau au cœur. Gaspar Noé : cinéaste d’un social contemporain ? La tragédie d’un homme (seul) dans la tragédie du siècle », dédié à la mémoire de Philippe Nahon, le grand acteur français, protagoniste du film, décédé des coronavirus lors de la pandémie.

Cependant, il est possible de trouver dans les tragé- dies l’occasion d’une invention. Ou la mise à l’épreuve de notre capacité de création face à un tissu social qui se révèle inexistant. Laissons le mot de la fin à Fernando Sabino, pour qui il s’agit de « Faire de l’interruption un nouveau chemin, / faire de la chute un pas de danse, / de la peur une échelle, / du rêve un pont, / de la quête une rencontre ».

Michèle Benhaim
Delphine Scotto
Christian Bonet
Irene Cambra Badii
Mariana Gómez
Noelia Luzar
Eduardo Laso
Juan Jorge Michel Fariña

Aix-en-Provence, Barcelona, Buenos Aires, Córdoba, mars 2020.

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