La position mélancolique de la caméra de Xavier Dolan dans Juste la fin du monde : Regards croisés
Juste la fin du monde | Xavier Dolan | 2014
Vladimir Broda - Michèle Benhaim

Etudiant-chercheur en cinéma à Paris 3, Sorbonne Nouvelle
Psychanalyste, Professeur de psychopathologie Clinique, Aix-Marseille Université

michelebenhaim3@gmail.com

« Ils ne se souviendront que de ce sourire »

La violence

Juste La Fin Du Monde, sorti en 2016 est un film de Xavier DOLAN, adaptant la pièce de théâtre de Jean-Luc LAGARCE du même nom écrite en 1990. Cette pièce raconte un dimanche (évidemment) particulier dans une famille ordinaire se déroulant « quelque part, il y a quelque temps déjà ». Louis, 34 ans, retourne rendre visite à sa famille après 10 ans d’absence, « enfin 12 si on ne compte pas cette fois-là », malgré la peur qui le possède. Peur qui nous éclabousse d’emblée, dès les premières minutes du film au travers d’un monologue énoncé d’une voix monotone, sombre et charmante mais, cependant, posant directement les grandes lignes de ce que sera ce dimanche « en famille » et qui arrive à grand pas : un dimanche pas comme les autres, un dimanche de deuil, un dimanche mélancolique, un dimanche ténébreux tant pour Louis que pour sa famille. Ce dimanche, jour du seigneur, « jour de la vacuité, jour mythique des petites cérémonies domestiques et des sourds conflits familiaux. » [1] pour d’autres, est effectivement le dimanche où Louis, homosexuel (la suite montrera qu’il est en effet important de le préciser), doit/veut annoncer sa mort prochaine à sa famille. Famille qui se compose de sa mère, une dame de 61 ans dont nous ne connaissons pas le nom dans la pièce mais nommée Martine dans le film, de son frère, Antoine, âgé de 32 ans accompagné de sa femme, Catherine, 32 ans également, enfin de Suzanne, la jeune sœur de 23 ans. Nous insistons sur les prénoms des personnages, car force est de constater une sorte d’« emprise » de la religion sur cette famille. Chaque prénom a une histoire relative au catholicisme. La particularité de Saint Louis est d’avoir été considéré comme un saint de son vivant en raison de son travail de résolution des conflits belliqueux et surtout de son sens aigu de la justice, ce qui lui valut le surnom de « justicier suprême » ; quant à Saint Antoine, il est le nom de plusieurs saints chrétiens ayant la particularité d’avoir été martyr ou crucifié. Mais penchons-nous sur (Sainte) Suzanne, la sœur de Louis et d’Antoine ; Suzanne est une sainte martyre décapitée pour sa foi chrétienne. Chose peut-être anodine, sauf si l’on note la position de « martyre » projetée sur le personnage de la sœur. Cette jeune femme de 23 ans (interprétée par Léa Seydoux), vit toujours chez sa mère, les bras recouverts de roses magnifiques, le visage marqué et en proie à un certain penchant toxicomane. Elle peut être envisagée comme sacrifiée telle Sainte Suzanne. Si nous prenons la définition du mot « martyr » que nous donne Pascal Laugier dans son film Martyrs (film datant de 2008, dans lequel Xavier Dolan joue un rôle et porte le nom d’Antoine…), nous tombons sur un mot, simple, connu de tous, mais en même temps fortement évocateur de la position de Suzanne dans son rapport à la situation familiale, dans son rapport à sa famille : il s’agit de la position de témoin. Témoin de la perte de son frère, témoin de la destruction de sa famille, témoin de la destruction de son monde, témoin de (juste) la fin du monde… Petite dernière de cette famille (en deuil d’un Père absent ou décédé ?) de 3 enfants, Suzanne semble perdue au sein de cette fratrie ; Elle est comme en dehors de ce cercle familial ; perdue parce que petite dernière, perdue parce que fille, perdue car sans père, perdu car sans Père ? (ses deux frères ayant quitté relativement tôt le domicile familial), perdue car restée seule avec la Mère, au penchant dépressif voire mélancolique, surement dû à un deuil de son mari et/ou de ce fils Louis, parti sans se retourner car il « existe une variété de motivations, qui vous appartiennent, qui ne regardent personne d’autre que vous, qui vous poussent à partir dans la vie, à ne pas regarder en arrière », motivations qui resteront muettes (explicitement) tout au long du film, malgré quelques ébauches d’explications à certains moments, comme durant la « discussion » ou plus exactement l’ « altercation » entre les deux frères, Louis et Antoine, dans la voiture d’Antoine, seul moment où la caméra et les personnages s’échappent du lieu de réunification, du lieu où tout doit se jouer, du lieu où la révélation se doit d’être énoncée. Ce seul moment de « liberté » tant pour les protagonistes que pour les spectateurs (cette sensation d’échappatoire est également ressentie, en effet, par le spectateur), se transforme en cauchemar, se transforme en un huis-clos dans ce film déjà entièrement réalisé en huis-clos. En effet, la caméra est d’emblée dans la voiture, au milieu de Louis et d’Antoine, ne laissant aucun moment de répit et pour le spectateur, et pour les deux frères, sachant, de plus, que ce trajet en voiture est leur seul moment d’intimité fraternelle. Ce moment fraternel, partant pourtant a priori d’une bonne intention de la part d’Antoine qui propose à Louis de l’accompagner acheter des cigarettes, se transforme en cataclysme. Ce mot fort et violent représente complètement la scène se déroulant dans la voiture d’Antoine : Louis décide d’être sincère avec son frère, en lui annonçant qu’il est arrivé à l’aube, voulant voir le lever de soleil à l’aéroport, et préférant attendre le moment opportun pour « re-venir » chez sa mère. Mais Antoine ne sera pas du tout réceptif à ce (de manière involontaire ?) et le ton monte d’un cran dans les minutes qui suivent. C’est principalement lors de cette scène que l’on constate ce qui peut apparaître comme un élément essentiel du film, le mur aux allures infranchissables qui se dresse entre ces deux frères ; barrière qui ne devrait pas exister, frontière qui se trouve tant au niveau du mode de vie, qu’au niveau du langage. Louis, érudit, écrivain de théâtre se trouve « confronté » à ce mur dressé entre eux : Antoine, inclus dans la classe ouvrière car lui-même ouvrier, et Louis, qui tente à tout prix de détruire cette limite par le langage, tentative qui traverse finalement tout le film. Se révèle ici un décalage social entre les deux classes dans lesquelles les deux frères (se) sont inscrits. Décalage appuyé par une remarque d’Antoine dans cette confrontation lors de l’utilisation moqueuse et/ou méprisante du participe présent du verbe attendre « attendant » qui relève d’un langage relativement soutenu de la part de Louis.

Cependant, et nous donnerons à ce moment une importance capitale, la caméra sort de la voiture, c’est-à-dire qu’elle se pose à présent en dehors du lieu où se déroule l’action.

La caméra prend une vraie position omnisciente, neutre, en se mettant en retrait de la discussion entre Antoine et son frère ; en effet, elle ne laisse presque plus entendre le discours ravageur d’Antoine mais nous permet quand même de percevoir l’état dans lequel les dires d’Antoine mettent Louis, un état de détresse absolu, en sueur, les yeux cernés. Cet état, ce sont les paroles d’Antoine qui le provoquent, et c’est cette séquence précisément qui induit notre question essentielle : Antoine n’est-il pas finalement la vraie victime de cette journée (et du monde par la même occasion) ? N’est-il pas le seul protagoniste à voir juste dans toute cette histoire ? Chaque mot sortant de sa bouche est, certes d’une violence extrême, mais d’une justesse et d’une finesse relevant presque du mystique. Antoine est en permanence défensif et cette position défensive se traduit par son agressivité, par sa violence, par la confrontation incessante, mais, paradoxalement, ces excès le situent en permanence dans le juste, dans le vrai et c’est principalement ce positionnement qui nous importe, ce placement de fond plutôt qu’un placement de forme. Sa sincérité en relève également ; il reste méticuleux, précis, sur ce qu’il sait, il cherche à aller directement à l’essentiel, il ne désire pas faire de détour car « « Les gens qui disent rien, on pense qu’ils sont bons pour écouter, quand je ferme ma gueule c’est pour donner l’exemple pour qu’on me foute la paix ». Antoine cherche la paix, le calme, la tranquillité ; ce n’est pas pour rien qu’il est avec Catherine, femme aux allures apparemment relativement insignifiante dans sa vie, ne disant pas un mot, n’étant présente que pour écouter (et encore, lors de sa « discussion » avec Louis lorsqu’il sort des toilettes, Louis lui demande « ça va ? » car « on ne vous pas beaucoup entendu depuis tout à l’heure », ce à quoi elle répond « c’est moi » de manière très hésitante, en bafouillant et en se reprenant à chaque mot, car savoir si « ça va » ne semble pas être une question qu’on lui pose souvent. Cependant, c’est également à ce moment-là que Catherine se lâche, s’ouvre enfin à Louis, c’est-à-dire à un étranger (malgré le (faux) lien familial qui les unit, Louis et Catherine sont des étrangers, ils ne se connaissent pas), mais n’est-ce pas finalement le fond de la pensée d’Antoine qu’elle énonce ? En effet, malgré sa difficulté à s’exprimer, Catherine explique à Louis le sentiment qu’a Antoine à son égard, c’est-à-dire un sentiment d’étrangeté également. Nous pouvons donc nous demander si Louis n’est finalement pas un étranger dans sa famille, et donc dans le monde, une sorte de personne marginale, vivant comme bon lui semble sans se soucier des conséquences de ses actes, et des répercussions que cela peut engendrer (dans ce cas, sur sa famille, les répercussions de son départ sont catastrophiques).

Louis se sait mourant (nous pouvons postuler qu’il se sait déjà mort finalement), sa famille (à l’exception de Suzanne) le sait aussi. Le film se construit donc comme l’annonce d’une condamnation à mort d’un prisonnier (ici prisonnier d’une maladie), mais aussi comme un rite funeste (voire funèbre ?). Partons de notre première hypothèse, celle du condamné à mort : en effet, Louis se sachant mourant est donc dans l’attente d’une mort très proche comme le serait un prisonnier du couloir de la mort. Penchons-nous sur 2 scènes intéressantes à ce propos ; celle de Louis fumant une cigarette, seul à l’extérieur, ainsi que celle du repas en famille, à l’extérieur. Cette scène où l’on voit Louis, fumant une cigarette à l’extérieur, seul, filmé en travelling tourbillonnant, montre sa chute, son effondrement, tant moral que physique, cet axe circulaire qu’emprunte la caméra résonne comme une valse, ces quelques secondes à l’extérieur sont le seul moment où la caméra se déplace (concrètement) de tout le film. C’est en effet le moment où son âme s’échappe de son corps (déjà mort) telle la fumée imprégnant et s’échappant des poumons de Louis qui lui semble tellement bénéfique et libératrice. Louis est esseulé dehors, le seul n’étant pas dans l’ombre, le seul à la lumière venant du ciel tel un ange montant aux cieux. Durant cette scène, le montage nous permet de voir le visage de chaque personnage (presque) simultanément. Un gros plan sur chaque protagoniste est en effet réalisé, où le visage change pour tout le monde : le visage se durcit pour tous, sauf pour la mère. Antoine annonce à Suzanne que « Personne comprend rien, personne comprendra jamais rien, c’est la beauté de la chose non ? » suivi d’une phrase primordiale, indispensable : « De toute façon, c’est presque fini. ». Cette phrase, cette bombe que largue Antoine en pleine face de Suzanne, qui rétorque un « Ah bon ? Pourquoi ? » étonnée, est le déclenchement d’un compte à rebours, d’un minuteur, du détonateur d’une bombe prête à exploser. Mais revenons au visage de la mère, à la mère tout court ; elle reste souriante, son attitude ne change pas de toute la journée, elle reste en quelque sorte « heureuse » de voir (et uniquement de voir, au niveau le plus basique, c’est-à-dire au niveau de la vision pure) son fils ; cependant, nous pouvons penser qu’elle est dans une sorte de déni de la perte de son fils, voire déjà dans le deuil (qu’elle refuse en faisant comme si tout allait bien). Cette hypothèse est intéressante, surtout lorsque l’on analyse la scène de la danse dans la cuisine, où toute la famille est réunie, et surtout, où toute la famille sourit (même Antoine) grâce à la mère, qui pousse la fille à danser avec elle pour montrer à Louis leur chorégraphie d’aérobic. Cette scène ressemble à une communion, à un rite religieux où le monde et les problèmes extérieurs n’existent pas, où tout semble aussi simple que la chorégraphie de la Mère et de Suzanne. Nous pouvons lier cette scène à la séquence du repas à table en extérieur, moment où l’on pense pouvoir enfin prendre l’air, aussi bien au niveau des protagonistes qu’au niveau du spectateur. En effet, ce repas, le repas, le dernier repas d’un condamné à mort se passe dehors, en famille. L’ambiance est a priori bonne, Antoine va même jusqu’à blaguer sur une handicapée mentale ; suite à cette blague, la dimension religieuse reprend le dessus, ce qui fait également sombrer le repas, sombrer l’un des rares moments paisibles de ce dimanche effroyable. Cependant, c’est lors de cette scène que la seule évocation explicite de la sainteté apparaît ; suite à la blague d’Antoine, Catherine prend la parole, et donne (enfin) son avis (malgré que le sujet soit relativement futile) sur les dires d’Antoine qu’elle trouve déplacés. C’est à ce moment précis qu’Antoine la nomme « Sainte Catherine » (Sainte Catherine, Catherine d’Alexandrie, vierge et martyre, aux IIIème et IVème siècles). Cependant, ce repas qui partait d’une manière relativement bon enfant, composé de blagues et de sourires, se transforme vite en règlement de compte dès lors qu’une nouvelle confrontation oppose Suzanne à Antoine. C’est lorsque que Louis prend « la défense » de Suzanne, qu’Antoine empêche de s’exprimer, qu’une nouvelle barrière langagière s’érige (une crise du langage comme l’évoque la préface de la pièce) : confrontation entre le langage soutenu et enjolivé de Louis et celui d’Antoine, simple, basique, direct, certes réducteur mais juste, juste de dire quelque chose d’un indicible Réel.

La pulsion de mort sous-tend Juste La Fin Du Monde mais ne semble pas être partie prenante ou nécessaire à la narration ou à l’interprétation. Cependant, 2 scènes l’exacerbent : lorsque Antoine et Louis sont à l’extérieur, et qu’Antoine fait une sorte de « premier pas » envers son frère en lui proposant de l’accompagner acheter des cigarettes parce que « quand j’fume, j’fume ! » : cette phrase peut vouloir (ou veut pouvoir) tout dire. En 3 mots, Antoine résume pour Louis toute la complexité de la pulsion de mort ; mais Louis n’y est pas insensible et c’est ce qui fait que pour une (unique) fois, il peut se mettre « au niveau » de son frère, en lui répondant très simplement « et là, t’as besoin de fumer », autrement dit, « et là t’as besoin de te faire mal ». S’ensuit la scène de la discussion dans la voiture entre Antoine et Louis, où Louis parle de Suzanne. Il parle finalement de la première impression qu’il a de sa sœur, sœur qu’il ne connaît pas, qu’il ne connaît que par cartes postales, que par date d’anniversaire et quelques autres événements de cette teneur. Ainsi, Louis dit de sa sœur Suzanne qu’« elle se défonce tellement, j’la vois l’attraper à l’envers (la carabine) et se faire un trou dans la tête ». Mais Louis parle ici à la place de Suzanne au nom de sa propre pulsion de mort.

La position de Louis, enfant prodigue est réaffirmée tout au long du film par La Mère. En effet, La Mère ne cesse d’assurer à Louis qu’il « a un don » (don de langage, il est toujours écouté quand il parle), auprès de Louis lui-même ainsi qu’auprès des autres membres de la famille. Une phrase revient assez souvent dans le film : « il a fait et toujours fait ce qu’il avait à faire ». D’après La Mère, il est donc destiné à réaliser une sorte de devoir moral, éthique ? En effet, lors de la discussion entre Louis et sa Mère dans l’établi, La Mère prend une position éthique qui semblait lui être étrangère jusque-là et qui change la direction du film. Elle lui donne enfin un conseil « maternel » ? Elle incite Louis à mentir à son frère et à sa sœur, en leur proposant pour l’un, de venir déjeuner avec lui un week-end, pour l’autre, de venir passer quelques jours chez lui, dans la grande ville où il habite, loin de cet environnement familial malsain, que Suzanne « a le droit ». Ce conseil a des accents de mission, Louis leur offrirait là une sorte d’héritage symbolique : l’espoir. Lorsque le film entame sa dernière partie, l’ « acte final », qui débute lors du dessert, Louis met à profit les conseils et les dires de sa mère, en invitant Suzanne tout en sachant qu’il ne pourra tenir sa promesse et en proposant à Antoine de continuer leur discussion sans histoires, en lui disant qu’il « peut survivre un week-end ». Mais il n’y aura pas de week-end, il n’y aura plus de week-end, Louis leur donne de l’espoir en se sachant mort, en se sachant déjà disparu des prochains week-ends, des prochaines réunions familiales. L’espoir est déjà mort, avec Louis et sa maladie.

C’est lors de cette scène que l’on comprend qu’Antoine et Catherine ont compris que le rendez-vous de Louis était avec la faucheuse, c’est à ce moment précis que l’on se rend compte de la lucidité impressionnante d’Antoine.

Alors, Louis se lève, la luminosité change, elle était sombre et grisâtre, elle devient jaunâtre, voire céleste.

Antoine est le messager de la mort de Pierre, l’ex-amour de Louis… Effondrement, traumatisme ?

C’est à ce moment précis que le film prend sa vraie tournure, prend son vrai sens, tout ce qui précédait n’était qu’introduction et mise en contexte, la scène finale débute lors de l’annonce faite par Antoine à Louis, sans demi-mesure, sans pincettes, brutale.

Lorsque finalement, FINALEMENT, Louis décide d’annoncer son départ (sa mort), Antoine referme la brèche que Louis venait d’ouvrir en lui et redevient dur et intransigeant.

Louis reste désormais en retrait, ne sachant que dire, la Mère est complètement dans le déni de la perte de son fils, Catherine n’a pas son mot à dire, Suzanne est dans l’incompréhension, le spectateur flotte et attend que tout cela se termine. Quant à Antoine, malgré son comportement intolérable, il est encore dans le vrai en mettant un terme à ce dimanche funeste, même s’il ne peut signifier l’imposture qu’au travers d’une violence inouïe voire insupportable, en faisant quitter les lieux, et donc le monde, la vie à Louis.

Seule Suzanne demeure perdue dans l’incompréhension, ce qu’Antoine lui fera remarquer d’une manière extrêmement brutale certes, mais il est le seul à le faire.

Cette brutalité, cette violence, cette rage qui s’empare d’Antoine a des relents de mécanisme de défense contre l’annonce du décès proche de son frère.

Ce poing brandi, ce poing d’ouvrier abimé par les machines et par l’activité manuelle, ce poing levé contient toute la rage qu’a accumulé Antoine durant ces 12 années d’absence de Louis, ce poing veut dire tout et rien à la fois, ce poing d’une justesse mais d’une brutalité infinie, tremblant, à quelques centimètres du visage de Louis, se relâche doucement sous les mots calmes et tendres de la Mère.

L’adieu déchirant d’une mère à son fils, l’une des choses les plus insupportables et les plus insurmontables au monde se résout dans ce propos intenable : « on sera mieux préparé la prochaine fois »

Il est enfin important de notifier que tout le monde lui demande pourquoi cette venue, pourquoi sa venue, sans que Louis ne puisse leur annoncer la vraie raison de sa visite. Suzanne, tout d’abord, ne comprend pas sa venue, et ne cesse de lui demander sans cesse « pourquoi t’es là », sans doute est-ce pour contrer un mélange de panique et de joie ? Louis ne peut répondre. Mais aussi La Mère… mais aussi, indirectement, Antoine, dans la voiture, Antoine qui ne veut pas savoir, surtout pas savoir.

La caméra ressort de la voiture mais aucune parole n’est échangée entre les 2 frères. A 1 :15 du film Antoine résume la situation impossible : « Les gens qui disent rien, on pense qu’ils sont bons pour écouter, quand je ferme ma gueule c’est pour donner l’exemple pour qu’on me foute la paix », je ne veux pas savoir, je ne peux pas entendre.

Le clin d’œil que Louis adresse à Catherine ne laisse plus de doute : Louis comprend que Catherine a compris, c’est un clin d’œil qui contient la confiance et l’espace nécessaires à ce message implicite :

« Je te laisse prendre soin de mon frère car je ne suis déjà plus dans le monde vivants ».

Louis

Steve [2] et Louis sont des héros tragiques des temps actuels, confrontés à la « réalité telle qu’elle est », cette maladie que le poète Gérard De Nerval nomme la mélancolie. Xavier Dolan traduit les profondeurs subjectives de ces héros contemporains et cela nous bouleverse…

Mais qu’est ce qui agite Steve et rend silencieux Louis ?

Dolan propose de filmer ces mécanismes de défense face à la violence du monde actuel : l’agitation ou la mort, le cri ou le silence, et la caméra participe à ces monstrations, le carré que Steve finit par ouvrir pour respirer mais qui se referme, inexorable, et le flou qui entoure souvent le regard de Louis qui s’absentera à jamais.

Ce monde-là n’est pas net… d’ailleurs pourrions-nous supporter ce regard sur l’obscurité du monde actuel s’il n’était flou à la manière du regard myope qui a l’avantage de pouvoir projeter sur le monde ce qu’il n’y trouve pas ?

Pour ces deux films, nous retenons notre souffle, nous sommes sidérés parce que c’est ce réel contemporain que contiennent les images de Dolan, et ce hors sens nous terrifie au point de nous perdre avec les personnages dans une folie ambiante exclue du symbolique. D’ailleurs Dolan utilise même le regard-caméra un instant, en gros plan sur Louis qui nous regarde, comme s’il essayait de trouver une échappatoire. Le cadre dans Mommy étouffe les personnages et nous étouffe. Le cadre étouffe les personnages, la canicule étouffe les personnages de Juste la fin du monde et la mère étouffe Steve et Kyla et les personnages s’étouffent entre eux et nous, on suffoque…

Steve et Louis ne sont pas objets de contenance et pourtant ils ne demandent que ça, être contenus, que quelque chose soit consolé de leur angoisse, que quelque chose soit partagé de leur désarroi mais ils vont demeurer démunis, tous deux enfermés dans l’incompréhension maternelle, ce pousse à l’angoisse qui nous « tue » comme elle les enferme. Lorsque rien n’a le pouvoir de contenance, aucun écho ne résonne à l’intérieur du sujet, alors confronté au vide absolu, celui dans lequel, sous nos yeux, « il tombe pendant l’éternité » et le monde ne semble plus les concerner pas plus qu’il ne semble concerner davantage le spectateur.

Aux personnages de Steve et de Kyla, aux personnages d’Antoine et de Louis, nous adjoindrons Rimbaud et sa déchirure, Rimbaud et sa colère qui n’est pas sans rappeler celle de Steve, Rimbaud et son silence (poétique) qui nous rappelle celui de Louis.

Les points, les traces mélancoliques qui parcourent nos héros mais aussi chacun des personnages de Dolan contaminent la position de la caméra.

« Un beau jour, ils n’ont plus cru au futur », ainsi Gus Van Sant évoque-t-il les adolescents d’Éléphant… ces propos traversent Steve épuisé et Louis, presque-déjà-mort. Au cœur, le pousse à l’angoisse maternel est un espace névralgique, mais aussi fragile, mélancolique, un espace vide/plein qui ne pourra laisser place dans Mommy qu’au cri de Steve devenu hurlement, et dans Juste la fin du monde qu’au cri de Louis devenu longue plainte silencieuse, parfois muette.

Le hurlement de Steve et le silence trop bruyant de Louis sont pleins de vide, perdus entre le désir et l’effroi. Ils signent la rupture des sujets avec leur environnement : Steve est exclu du sens et le silence de Louis résonne comme une disparition progressive de soi.

La mère (de l’un comme de l’autre) ne peut pas entendre, elle ne peut pas entendre l’indicible et le père (de l’un comme de l’autre) s’est absenté, parti, mort, « il n’épate plus la famille » comme dirait Lacan.

L’image mélancolique

Là où Louis croit qu’il va retrouver sa famille, il (re)trouve la seule inconnue de lui, Catherine : paradoxalement, là se situe la rencontre, avec Catherine, la seule qu’il ne retrouve pas : chacun reconnaît dans l’autre son propre enfermement, ils se reconnaissent, l’un vient donner à l’autre des nouvelles de lui-même, c’est la définition de la rencontre amoureuse, ils se révèlent l’un (à) l’autre, cette rencontre est une révélation, une complicité, un coup de foudre, qui ne se dit pas, qui ne se dévoile pas et qui pourtant transfigure les 2 personnages.

Dolan nous confronte à des êtres trop encombrés d’amour : la mélancolie comme un excès d’amour ?

Si le point mélancolique dans Mommy, l’image mélancolique, c’est le sourire figé de la mère et sa logorrhée, le point mélancolique dans Juste la fin du monde, l’image mélancolique, c’est le regard délavé d’Antoine ravagé de larmes et levant le poing pour frapper son frère en pleurant parce que le dialogue est impossible et que, s’il s’y risquait, il toucherait peut-être à un drame meurtrier. Mais, au paroxysme de la dispute, au moment où la souffrance d’Antoine est tout aussi indicible que la souffrance de Louis, le poing levé rencontre le regard de l’autre et son visage dans son absolue fragilité, dans son dénuement, et le regard arrête le poing, détourne la violence.

Louis hurle de silence : mais d’un silence lourd, lourd de recueillement, d’incompréhension, de dénégation maternelle profonde, d’un silence plein d’essentiel, la justesse, la pensée, la parole, la pudeur, l’essentiel, l’existence et l’amour.

Tous les protagonistes de Juste la fin du monde ont peur, sont parfois terrifiés, voire figés dans une sorte d’effroi : la folie de l’autre submerge chacun et le trouble est alors absolu, ça échappe et on s’y perd et ça se dérobe…

Chaque personnage est l’autre de lui-même, alternativement décalé, absent, équivoque, dans l’effacement.

Et le spectateur suit ou plutôt se heurte indéfiniment au mouvement perpétuel, au seuil et non là où il aurait fallu se trouver pour permettre le deuil, au seuil de la parole.

Comment réconcilier l’irréconciliable ? Les images de Dolan sont claires, elles sont floues, elles sont indéfinies, elles sont confuses. La position de Louis est d’une clarté sombre et personne ne veut ni ne peut soulever le voile. C’est pourquoi là où Louis vient chercher une consolation, il se heurte à du bruit incessant qui camoufle un vide plein de souffrances et de non-dits, plein d’innommables sans doute… la part d’innommable qu’a longtemps recélé le Sida dans les années 80/90, les ténèbres et abîmes du contemporain comme dirait Agamben, qui engendrent leur propre obscurité…

Montrer le contemporain du sida au cinéma consiste ici en un secret immontrable et finalement inénonçable, reflet de cette obscurité contemporaine.

Louis flotte. Son avenir est sans fond mais pas sans profondeur et le visage de Louis illumine l’écran comme la seule image de vérité, paradoxalement lui qui va mourir et gagner les ténèbres pour l’éternité.

La mélancolie contenue dans la caresse de son regard sur cette famille étrange et étrangère, si loin, si proche, fascine de douceur et de fragilité, la vérité s’y confond et se perd au nom de l’amour et des promesses faites au monde.

Là où les vivants du film semblent glisser vers l’inconsistance, Louis, le presque-déjà-mort émerge dans la lumière, cette esthétique de l’incertitude.

Si Antoine tourne le dos à Louis durant presque tout le film c’est parce qu’il refuse de voir, non pas Louis, mais ce que Louis voit, ce qu’il lit ou devine dans le regard de Antoine, comme un miroir : que voit Louis ? Que voit celui qu’encombre un savoir sur la mort ? Cette absence de réponse va se réduire à la lassitude extrême de Louis et, finalement, à la lassitude, à l’abandon de tous.

D’ailleurs, que vient faire Louis ici ? Est-il venu se faire abandonner ? Mourir sans attaches ? Les autres renoncent à lui et lui renonce aux autres et à lui-même, mais peut-on aimer jusque-là ?

Lagarce, atteint du VIH, dira « Au début, ce que l’on croit… c’est que le reste du monde disparaitra avec soi ; que le reste du monde pourrait … s’éteindre, s’engloutir et ne plus me survivre… que je les emporte et que je ne sois pas seul »

L’image mélancolique c’est le regard délavé d’Antoine, c’est le génie de Dolan d’inscrire dans ce regard, sans qu’ils soient tous exprimés, les mots de Lagarce : « je suis désolé, je suis fatigué, je ne sais plus pourquoi je suis toujours fatigué, … un homme fatigué, … je ne sais pas dire… je n’ai jamais été autant fatigué de ma vie », « Je ne garde pas la trace que tu n’aies fini par dire qu’on ne t’aime pas »

Antoine, mélancolique ( ?), se sent « coupable de ne pas être assez malheureux », de « ne pas te dire assez que nous t’aimions, ce doit être comme ne pas t’aimer assez », coupable de « jouir du spectacle apaisant enfin de ta survie légèrement prolongée », mais Antoine aurait « voulu rester dans le noir sans plus jamais répondre », il aurait « pu se coucher par terre et ne plus jamais bouger », « s’accuser sans mot », mais, « malgré toute cette colère, j’espère qu’il ne t’arrive rien de mal…et je me reproche déjà le mal aujourd’hui que je te fais ».

« Tu m’accables. Tu attends, replié sur ton infinie douleur intérieure dont je ne saurais même pas imaginer le début du début »… et le ressentiment d’Antoine se retourne contre lui-même.

Le film, pas à pas

La première image est floue et Dolan use tout de suite et beaucoup de gros plan. La motivation qui pousse Louis à revenir, revenir « sur mes pas », « faire le voyage pour annoncer ma mort », c’est l’« illusion d’être mon propre maitre ». Illusion… Le flou qui envahit l’écran tout entier, les gros plans démesurés, le panneau « Besoin de parler ? », la fumée des usines, tous ces éléments s’unissent pour dire la désillusion qui va déchirer Louis peu à peu.

Une horloge à coucou rythmera le temps qui passe mais qui s’étire aussi au cours de ce repas du dimanche qui n’en finit pas de ne pas finir. Le temps passe et ne passe pas en même temps. Ce dimanche ne cessera pas de ne pas finir et s’étirera jusqu’à s’interrompre brutalement, parce que, sans doute, la mort est-elle toujours brutale, même quand on l’attend.

L’arrivée de Louis le laisse apparaître lointain et flou. Pourtant, Catherine le Reconnaît alors même qu’elle est la seule à ne pas le connaître et même si c’est sa petite sœur, Suzanne, qui lui saute au cou.

Antoine, le frère cadet, est de dos et le restera. C’est le choix de la caméra de Dolan qui nous signifie là combien Antoine voudrait n’être concerné en rien par ce drame.

Louis et Catherine, au cœur de leur rencontre faite de re-connaissance n’entendent plus les autres, ils sont seuls au monde, ils sont les mêmes, seuls à savoir ? à détenir un savoir impossible ? Ce savoir que Louis détient sur sa mort inéluctable et que reflète sans doute son regard en détresse.

Ce savoir-là, il est impensable de le détenir : il est la vérité toute, c’est à dire insupportable.
C’est pour ça que Louis ne peut dire et que la famille ne peut entendre.

Lorsque Catherine sourit à Louis et qu’il ne lui répond pas par un sourire, elle comprend à ce moment précis qu’il va mourir et la voici encombrée à son tour de ce savoir impossible. C’est ce qui les unira pendant tout le film. À elle, il ne ment pas.

Une fois qu’ils se sont « re-connus », qu’ils se sont donné des nouvelles l’un de l’autre, en quelque sorte, elle peut le tutoyer mais elle le perdra souvent et le vouvoiement reprendra sa place.

Louis dit doucement « je suis là pour ça, … entre autres » et Catherine n’entend pas.

Louis les aime profondément, tous.

Et eux ? L’aiment-ils ? L’admirent-ils ? Le jalousent-ils ?

Flou sur Suzanne, la petite sœur.

Catherine et Suzanne s’excusent sans arrêt et Louis est sans cesse désolé. La canicule étouffe tout le monde. Elles s’excusent d’être et il est désolé de mourir.
Suzanne parle, Suzanne raconte mais l’écran devient flou et Louis n’entend plus ce que dit sa sœur.

Suzanne fume du shit, met un écran de fumée entre elle et le monde et elle pose la question qui nous fait supposer qu’elle « sait »

  • Pourquoi t’es là ?
  • Je ne sais pas… La nostalgie

Catherine offre à Louis un oiseau autour d’un verre de vin blanc (oiseau que l’on retrouvera mort après s’être cogné dans tous les murs de la maison, dans toutes les impasses de la vie, à la fin du film)

Antoine est encore et toujours de dos, même lorsque Louis essaie d’attraper le regard et la complicité de son frère.

La nostalgie de l’enfance sera encore rendue par le flou des images.

Louis vomit : on ne sait s’il vomit sa maladie, sa famille, ou cet impossible réel indicible, le réel de la mort que supporte le VIH dans ces années-là et qui fait écho à ce réel de la parole impossible.

Au cours d’un coup de fil, Louis explique qu’il n’a encore rien dit « je ne les connais pas » « je ne sais pas comment ils vont réagir, ils vont peut-être même pas pleurer, j’ai peur, j’ai peur de... »

Louis a-t-il peur que la nouvelle de sa mort les laisse indifférents ou veut-il au contraire les protéger de ce point d’horreur ? Ou les deux… L’ambivalence.

Et Louis insiste « aujourd’hui, j’espérais que… » mais Catherine refuse « non ne me dites rien à moi, dites-lui à lui (Antoine) ».

La seule personne à qui Louis aurait pu parler c’est Catherine mais Catherine ne veut pas savoir, trop fragile sans doute elle-même pour porter cette nouvelle, pour supporter cette nouvelle, elle le renvoie sur un impossible, celui qui consisterait à le dire à Antoine (qui justement ne veut particulièrement rien entendre). Elle argumente « je ne suis pas bonne pour parler ».

En réalité, personne ne veut entendre ce que Louis est venu dire, et donc « personne n’est bon pour parler ». Alors Louis regarde l’heure, le temps qui passe, ça va être l’heure de « partir ».

Tout le monde souffre pourtant.

Dans la cabane la mère est enfin vraie, elle ne sourit plus, grave, elle explique « on a peur du temps, du temps que tu nous donnes… je ne me fais pas d’illusion… je sais que tu ne traineras pas longtemps ».

Bref, la mère lui dit quasi clairement qu’elle sait…

D’ailleurs, une mère peut-elle ne pas savoir ?

Alors ça encourage Louis qui essaie alors, encore, de dire « peut-être que j’ai deux, trois mots à vous dire »

Ce ne sera pas encore assez jusqu’à la prochaine fois : le déni règne en maitre, même si, soudain, la mère fait preuve d’une extrême lucidité et met Louis en tant que fils ainé en place d’« homme de la maison » : « tu ne reviendras pas, je sais… tu penses qu’on ne t’aime pas, qu’on ne te comprend pas, tu as raison, je ne te comprends pas mais je t’aime » (peut-être est-ce là la plus belle parole qu’une mère puisse adresser à un fils ?) et c’est bouleversant ….

« Pourquoi tu es là ? A moi tu peux le dire ». Mais personne n’est dupe, Louis n’y arrive pas parce que, d’une certaine façon, en lui adressant cette parole d’amour infini, elle lui dit en même temps combien elle ne peut entendre sa disparition, son absence, et Louis la protège, ne dit rien, et, dans un commun accord pour le déni, la mère ajoute « en tout cas tu as bonne mine … » Mais elle sait et le serre dans ses bras, encombrée, à son tour, de ce savoir

C’est bouleversant, on est bouleversés et c’est le moment que Louis choisit pour nous rappeler qu’il n’a que 34 ans …

La mère poursuit, « comme tu as les yeux de ton père » et Louis pleure…

La mère ne peut pas se laisser aller au désespoir parce qu’elle a d’autres enfants alors elle dit : « Je pense à l’avenir ». Elle souffre mais ne pose pas de limites.

Louis ne renonce pas tout de suite, il est peu convaincant mais il essaie, dit à Catherine « j’aurais bien voulu … », mais Catherine sait et a peur qu’il ne parle. Il dit « Je ne sors plus beaucoup » et Catherine comprend encore mais se tait.

La référence à l’enfance, à l’ancienne maison, est une référence au temps d’avant la mort (la mort du père et la mort annoncée de Louis), mais, dans un mouvement défensif partagé, tout le monde se moque, tous, sauf Catherine… L’ancienne maison est abandonnée et personne ne sait que faire du passé dans cette famille, tout le monde en est bien encombré au point qu’Antoine, pour se moquer de son frère, profère cette phrase immonde « Est-ce que j’ai envie d’aller à Auschwitz pour aller me branler dans le sang séché pour écrire un poème ? » qui n’est pas sans nous évoquer une certaine référence au VIH à l’époque, dans les années 80/90.

Antoine veut humilier tout le monde parce que lui, l’ouvrier, est humilié (ce n’est pas la première référence à la lutte des classes dans l’œuvre de Dolan et nous la retrouvons entre autres dans Mommy).

La solitude de Catherine dans la pièce résonne avec l’absolue solitude de Louis que la nostalgie extrême va conduire dans le grenier flou flou flou, propice aux flash-back des scènes d’amour homosexuelles adolescentes, sorte de scène primitive fantasmatique de la contamination, assortie de fumette, cocaïne, bang, amour, sexe, drogue, tout y est, les ingrédients de la punition en vogue dans les premières années sida.

Catherine le réveille et demande seulement « combien de temps ? » : l’équivoque de la phrase montre qu’elle ne cesse de comprendre…Mais comment on dit la mort ? Comment ça se dit la mort ? Est-ce que ça se dit ?

Antoine est seul, si seul, et son visage révèle une tristesse insondable… sans doute pense-t-il que son frère n’a pas le droit de le, de les « noyer » c’est à dire de revenir pour leur dire la mort ? L’absence suffisait bien !

Dolan joue avec le flou : lorsque la caméra montre les visages en gros plan d’Antoine et de Louis, c’est soit l’un, soit l’autre, pas les deux.

Les visages ... d’une fragilité sans fond…

Mais alors qu’ils sont en voiture, c’est à dire non plus l’un en face de l’autre mais l’un à côté de l’autre, Louis se met à parler mais Antoine sait qu’il va se noyer c’est à dire mourir avec Louis donc il crie qu’il ne veut rien entendre.

« C’est pas la fin du monde de venir ici » dit Louis pensant que seul Antoine, paradoxalement, peut entendre, peut comprendre mais Antoine ne VEUT pas comprendre et reproche à Louis « des mots des mots des mots pour nous confusionner, pour nous enculer »

« Tu es malade Antoine », « non, c’est toi qui es malade Louis » (et c’est vrai…).

Alors c’est Louis qui n’écoute plus et c’est Antoine qui, parle, parle, parle, seul, ses mots à lui couvrent les mots non énoncés de Louis « si on savait tu ne serais même pas venu », « tu remplis le vide » dit Antoine à Louis dans une énième projection défensive, alors même que c’est lui qui ne cesse de parler pour remplir le vide.

Antoine insiste « Je ne veux pas savoir ce que tu fais là » et Antoine roule à toute vitesse comme pour qu’ils meurent ensemble : ni l’un avec l’autre, ni l’un sans l’autre.

Chaque membre de la famille dit à un moment à Louis qu’il ne veut pas savoir, comme Antoine qui hurle « j’ai pas envie que tu me parles, j’ai pas envie de t’écouter, j’ai peur, tu comprends » et il lui annonce la mort de Pierre, le premier amant de Louis, celui de la scène primitive, fantasmatique de la contamination…

Tout le monde sait et tout le monde couvre d’une façon ou d’une autre le bruit grinçant et inaudible du savoir sur la mort même Catherine qui bégaie de peur parce qu’elle sait et sait trop qu’elle sait.

Et la pendule à coucou signe le temps qui passe et Louis observe l’énigme du temps qui passe sans sembler comprendre vraiment. Alors Suzanne dit : « je ne comprends pas » et Antoine ne comprend pas non plus, et Louis pleure et seule Catherine comprend : Louis pleure Pierre, c’est à dire son double, c’est à dire lui-même. Le temps passe et Catherine est atterrée, sidérée mais, « de toutes façons, c’est presque fini » dit Antoine.

Alors Louis renonce « j’ai quelque chose à vous dire », Catherine prend peur mais ce ne sont plus les mots de Louis qui se met à mentir, ce sont les mots que sa mère lui a dictés, les seuls que tous pourraient entendre, les mots qui les protègeraient : « je vais revenir, je vais venir plus souvent, je regrette » mais plus personne n’y croit, ils ne veulent entendre ni la vérité, ni des mensonges : ils ne veulent rien entendre. Ce repas n’en finit pas, on étouffe, on suffoque et on est de moins en moins surs que « tout le monde peut survivre à un weekend »…

L’image mélancolique : l’instant mélancolique

« La vérité c’est que je dois partir » dit Louis, et c’est cette parole équivoque, ce point de vérité, cet instant de voir, qui fait flamber la mélancolie d’Antoine. Après les mensonges (« Je vais revenir »), la vérité

A partir de cet instant, le temps s’accélère, comme une panique de ne plus pouvoir à présent contourner ce temps pour comprendre dénié depuis le début de l’histoire. « La vérité, c’est que je dois partir » ouvre clairement au moment [3] de conclure, l’hésitation de Louis, clair mais peu clair, permettait jusqu’alors de glisser, de patiner, de s’embourber parfois, dans cet instant aveugle de voir.

Suzanne et la mère paniquent et veulent retenir Louis, « c’est quoi ce rendez-vous ? », Antoine, que « la vérité » du départ de Louis a rendu fou, décide d’un « rendez-vous », un rendez-vous avec son destin, un rendez-vous avec la mort.

La mère insiste : « pourquoi on n’est plus bien ? » « Parce que j’ai un rendez-vous »…

La vérité du départ, la vérité du « rendez-vous » aussi, c’est à lui que Suzanne, du fond de sa douleur de perdre ce frère qu’elle vient de trouver, va reprocher la brutalité. C’est la mort qui est « brutale », pas Antoine, mais Suzanne dans un dernier mouvement de déni pleure Louis et regrette la « brutalité » d’Antoine. « Toi tu n’as rien compris, tu ne sais rien » lui répondra seulement ce dernier.

Si « je dois partir » signifie « je dois mourir », nous pourrions faire l’hypothèse qu’Antoine, le petit frère, a du « vouloir » la mort de Louis, trop brillant, inconsciemment, d’où sa culpabilité intense qui ferait ici exploser sa mélancolie camouflée derrière son état maniaque, son « hyperactivité »… qui n’est pas sans nous évoquer celle de Steve dans Mommy. Et Antoine ne supporte pas le regard et le visage de ce frère dont il sait qu’il va mourir…

Louis, venu se faire consoler, console, « n’aies pas peur Antoine » mais la consolation de Louis reflète la faute (imaginaire) d’Antoine et nous voici devant ce que nous avons nommé : l’image mélancolique du film : le visage ravagé de larmes d’Antoine, le poing, plein de marques de coups, levé mais saisi dans l’impossible du réel de cet instant.

C’est le point paroxystique de l’insupportable que contient ce film : plus rien ne tient, plus rien ne contient, pas même le mensonge admis par tous, pas même le déni partagé et le regard de la mère lui dit alors qu’elle sait, les larmes de Suzanne lui disent alors qu’elle sait.
Mais cette mère, comme toutes les mères des films de Dolan, défaille : elle ne peut pas assumer ce savoir impossible de la mort de son fils alors elle fait le choix de se tourner vers le fils vivant…

Seule Catherine reste… mais c’est trop tard, il y a un temps pour comprendre, et nous voici à cette étape du film, au moment de conclure, ainsi, Louis lui fait signe de se taire alors elle sort à son tour. Tout le monde est parti, tout le monde a donc quitté Louis rendu à son extrême solitude.

La caméra s’éloigne, Louis va partir, Louis va mourir, l’horloge signe le temps qui s’enfuit, un oiseau se cogne dans les murs, contre les impasses de la vie de chacun.

L’image est floue, floue est encore la mère qui fume, floue est la tendresse infinie de Louis.

Il part, le flou est absolu et l’oiseau est mort…

Juste la fin du monde est un film sur la séparation, sur le secret intransmissible : J.L. Lagarce précise que Louis part « sans jamais avoir osé faire tout ce mal ».

Juste la fin du monde c’est la fin de soi-même au monde qui verse les personnages dans la dépression mais la fin du monde toute entière les fait basculer dans la mélancolie.

Ce drame intime nous rappelle que l’on est bien seul dans la mort, mais Louis est éternel, Dolan lui a offert cette éternité comme Antoine qui a nommé son propre fils Louis.

Ce qui soude cette famille c’est ce non-savoir ou plutôt ce non-dit.

Cette rencontre ne pouvait être qu’une impasse, celle dans laquelle Louis/l’oiseau se heurte, se fracasse jusqu’à en mourir, parce que la parole ne vaut comme parole qu’à être adressée, sinon, c’est « la parole ou la mort » (Safouan)

Si la fin de soi-même au monde engendre la capture du sujet dans une version dépressive de son être au monde, la fin du monde, elle, le voit basculer dans la mélancolie et c’est ce que reflète le visage d’Antoine, le frère.

Ces frères, si loin, si proches … finalement, que se passe-t-il dans ce film ?

Louis et Antoine, les deux faces d’une même humanité, celle de Rimbaud dont la quête fut celle de lutter contre le tragique de l’existence, et ce, dans un déchirement entre la vie et la pensée.
Louis et Antoine se fondent un instant dans notre regard dans une révolte qui trouve une expression universelle en même temps qu’une source infinie de désillusion.

A la manière de cet autre rebelle qu’est Rimbaud, chacun à sa manière porte un regard projectif sur le monde, risquant de défaire le lien d’altérité en se coupant du langage, miroir d’un monde contemporain diffracté, cynique et appauvri et dont la poésie de Rimbaud comme les mots ou les attitudes d’Antoine et de Louis, portent la critique jusque dans la plaie de la société.

Antoine est insupportable parce que tout lui est insupportable et c’est cet insupportable du tragique de l’existence que vient annoncer le temps compté (le coucou) du sida, la mort annoncée de son frère.

Antoine a mal à la vie et Louis perd la vie et ce double point de souffrance innommable flotte dans le vide que Louis remplit de silences et qu’Antoine noie de cris.

Lagarce ou Dolan auraient pu prêter ces vers de Rimbaud à Antoine à qui tout le monde reproche sa brutalité : « oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière, je suis une bête, un nègre. Je ne comprends pas les lois, je n’ai pas le sens moral, je suis une brute ! »

Antoine et Louis « ne sachant rien de ce qu’il faut savoir, résolus à ne faire rien de ce qu’il faut faire », sont, comme Arthur, « condamné(s), dès toujours, pour jamais. »
Juste la fin du monde est un film sur le désespoir implacable des hommes qui savent qu’ils deviennent fous, fous pour oublier que le monde est là, insoluble, et Rimbaud dira de lui même qu’il « ne sait rien de ce qu’il faut savoir »….



NOTAS

[1LAGARCE Jean-Luc, Juste La Fin Du Monde, préface de SARRAZAC Jean-Pierre

[2Héros de Mommy, film de Xavier Dolan, 2014.

[3Le temps logique de Lacan : l’instant de voir, le temps pour comprendre, le moment de conclure